Grâce aux droits de vote reliés à leurs actifs colossaux, les caisses de retraite ont un pouvoir immense sur la gouvernance des grandes entreprises publiques. Mais cette influence est-elle réelle ou seulement théorique ?

À une époque pas si lointaine, la question de la responsabilité d’actionnaire était souvent balayée sous le tapis par les caisses de retraite et les gestionnaires de fonds, se souvient Daniel Simard, directeur général de Bâtirente. « Au début des années 1990, on appelait les gestionnaires pour obtenir les circulaires de sollicitation de procurations et ils nous répondaient qu’ils les avaient jetées ! Très souvent, les droits de vote n’étaient même pas exercés. Ça n’avait pas de sens », raconte-t-il.

La situation a certes évolué depuis, mais malgré le fait que la gestion et l’exercice des droits de vote fassent partie intégrante de la responsabilité fiduciaire des régimes de retraite, certains n’ont pas encore totalement saisi l’importance de prendre leur rôle d’actionnaire au sérieux, estime Normand Caron, du Mouvement de défense et d’éducation des actionnaires (MÉDAC).

Selon M. Caron, si les grands investisseurs institutionnels publics se montrent relativement proactifs concernant l’exercice de leurs droits de vote, il en est tout autrement pour de nombreux régimes privés. « La responsabilité d’actionnaire et la gestion des droits de vote sont souvent des considérations qui passent en dernier, déplore-t-il. Traditionnellement, les caisses de retraite questionnent peu les entreprises. L’éveil sur ces questions ne fait que commencer. »

Un mal nécessaire ?

L’intérêt à l’égard de ces enjeux peut varier énormément selon les investisseurs, confirme Olivier Gamache, président et chef de la direction du Groupe investissement responsable (GIR), firme qui offre notamment des services de recommandation et d’exercice des droits de vote aux investisseurs institutionnels. « La notion de responsabilité d’actionnaire est primordiale, mais c’est vrai que certaines caisses de retraite la voient encore comme un mal nécessaire. Il s’agit pourtant d’un élément crucial dans la gestion des risques. »

« Le droit de vote, ce n’est pas seulement un droit, c’est une obligation. Ça devrait être une évidence, croit de son côté Daniel Simard. Quand tu es actionnaire, tu ne peux pas te contenter de récolter la rente du marché. »

Selon M. Simard, l’une des premières étapes que devraient franchir les régimes de retraite peu versés dans l’actionnariat est l’élaboration d’une politique d’exercice des droits de vote. « Chez Bâtirente, nous la révisons tous les deux ou trois ans. Les caisses de retraite passent un temps fou à réviser la performance de leurs gestionnaires, elles devraient aussi en consacrer un peu à revoir comment leurs droits de vote ont été exercés », soutient-il.

Les fournisseurs externes à la rescousse

À moins de faire de la gestion interne, les régimes de retraite ont un lien souvent indirect avec les actifs qu’ils détiennent. Ils laissent donc aux gestionnaires de portefeuille le soin d’exercer les droits de vote, comme l’explique Frédéric Belhumeur, conseiller principal en gestion de l’actif chez PBI Conseillers en actuariat. « Les gestionnaires ont le devoir de voter dans l’intérêt des détenteurs d’unités », souligne-t-il.

Lorsqu’un régime de retraite sélectionne un gestionnaire pour un mandat, la question de la gestion des droits de vote peut donc fait partie des critères de choix. « Il est également possible de faire du lobbying auprès du gestionnaire pour influencer l’orientation des droits de vote. Évidemment, c’est la taille de l’actif qui va déterminer le poids que vont avoir les revendications d’un investisseur », ajoute M. Belhumeur, en affirmant que d’impartir la gestion des droits de vote à un fournisseur externe est probablement la façon la plus simple et la plus efficace de procéder.

En recourant aux services d’une firme qui effectue la vigie et le suivi des droits de vote, les administrateurs de régimes s’assurent, entre autres, de la cohérence de leurs votes, avance Olivier Gamache. « Un investisseur pourrait par exemple voter de façon contradictoire s’il détient le même titre chez deux gestionnaires. »

Une cohérence qui est plus qu’essentielle pour les caisses de retraite, qui visent des objectifs à très long terme. « Les décisions concernant les droits de vote doivent toujours être prises dans une optique de long terme, contrairement aux décisions d’investissement, qui peuvent dans certains cas avoir des objectifs à plus court terme », estime M. Gamache.

À ce chapitre, celui-ci évoque la théorie du détenteur universel, c’est-à-dire la forte possibilité qu’une caisse de retraite réinvestisse dans une entreprise dont elle s’était retirée quelques années auparavant. « C’est pourquoi les investisseurs ont tout intérêt à adopter de bonnes positions pour assurer une saine gouvernance à long terme des entreprises. »

Les risques de ne rien faire

Figurer tout en bas d’un classement international portant sur la gestion des risques climatiques, ou encore faire la une des journaux pour avoir investi de manière tout à fait passive dans une entreprise fabriquant des mines antipersonnel est le cauchemar de tout régime de retraite. C’est pourtant ce à quoi pourraient s’exposer ceux qui refusent de prendre leur responsabilité d’actionnaire au sérieux.

« Si le travail de gestion des droits de vote n’est pas fait de manière diligente, ou qu’il y a incohérence entre les positions adoptées, les caisses de retraite peuvent s’exposer à des risques d’atteinte à la réputation », soutient Olivier Gamache.

« Un investisseur passif peut être associé indirectement aux décisions controversées d’une entreprise. Il y a également un risque lorsque les caisses de retraite sont comparées entre elles et que certaines se démarquent pour les mauvaises raisons », ajoute François Meloche, spécialiste en gestion des risques extrafinanciers chez Æquo, firme montréalaise d’engagement actionnarial.

À l’heure actuelle, ces risques sont néanmoins très théoriques, le grand public et les épargnants se souciant peu des questions relevant de la responsabilité sociale des grands actionnaires. « Le monde de la finance est tellement complexe que les gens ne réalisent pas que leur fonds de retraite est un actionnaire. Le risque de réputation existe, aucune caisse n’est immunisée, mais c’est plutôt rare qu’il émerge », commente Daniel Simard.

Selon Frédéric Belhumeur, se montrer un peu trop revendicateur comporte aussi son lot de risques potentiels. « Les caisses de retraite privées sont par définition privées. La minute où elles s’affichent ou s’impliquent, elles s’exposent aux questions du public. C’est de l’attention qui n’est pas vraiment désirée en général dans le milieu conservateur de la finance. »

Viser la transparence

La volonté des investisseurs institutionnels de rester sous le radar par crainte de passer pour trop militant ou hors-norme n’est cependant plus aussi forte qu’autrefois.

« Ça ne tient plus aujourd’hui. On observe de plus en plus de transparence dans la façon dont les caisses de retraite gèrent leurs droits de vote. Elles savent qu’il existe un risque économique systémique à ne pas prendre leur rôle d’actionnaire au sérieux », constate Olivier Gamache.

« Beaucoup de caisses de retraite misent sur le fait que les gens ne les interpelleront pas. Mais dans certains cas, ça peut se retourner contre elles », assure pour sa part Daniel Simard.

D’autant plus que la demande d’une transparence accrue provient de plus en plus des participants, en particulier des jeunes employés qui sont souvent plus sensibles aux questions environnementales et de saine gouvernance des entreprises cotées en Bourse.

Différents organismes, dont les Principes pour l’investissement responsable (PRI), incitent d’ailleurs les participants à questionner le promoteur de leur régime de retraite concernant ses politiques d’investissement responsable et son engagement actionnarial. « L’opacité n’est pas la solution. Les participants devraient avoir facilement accès aux politiques de droit de vote de leur régime de retraite », soutient Normand Caron.

François Meloche plaide quant à lui pour des changements législatifs qui favoriseraient une plus grande transparence chez les investisseurs institutionnels. « Nous sommes en retard sur certains points au Canada. On n’exige pas suffisamment de transparence et de divulgation. Il faudrait obliger les régimes à avoir une politique active de droit de vote », tranche-t-il.

Cette opacité pourrait-elle s’expliquer par un sentiment d’impuissance ? C’est l’avis de Frédéric Belhumeur. « Certains investisseurs se disent qu’ils sont des actionnaires tellement minoritaires qu’ils n’auront aucun impact sur les décisions prises par les entreprises. Dans ce contexte, on peut comprendre les plus petits régimes de ne pas vouloir perdre trop de temps avec ça. L’important est d’avoir confiance que notre gestionnaire va voter selon nos valeurs. »

Un équilibre difficile à atteindre

Entre prendre au sérieux ses responsabilités d’actionnaire et se lancer dans l’activisme actionnarial, il n’y a parfois qu’un pas. Où commence et s’arrête la responsabilité sociale des investisseurs institutionnels ?

«  L’unique objectif d’une caisse de retraite est de s’assurer que les membres reçoivent leurs bénéfices dans le futur et que le régime demeure pérenne, répond Frédéric Belhumeur. Les valeurs sont importantes, mais le devoir de rendement doit aussi faire partie de l’équation. »

M. Belhumeur évoque par exemple les deux grands objectifs de la Caisse de dépôt et placement du Québec, soit de générer du rendement pour ses déposants et de favoriser la prospérité économique du Québec, qui sont selon lui « très difficiles à marier ». Trouver l’équilibre est donc un exercice plutôt périlleux pour les comités de retraite. « La responsabilité des caisses de retraite est avant tout d’assurer les prestations des bénéficiaires, mais on ne doit pas oublier que ces bénéficiaires sont aussi des citoyens », fait remarquer Olivier Gamache.

François Meloche penche du même côté en affirmant qu’une caisse de retraite devrait idéalement tenir compte de l’intérêt plus global de l’ensemble de la population à long terme. « La limite est difficile à définir, mais il est certain que les investisseurs institutionnels doivent comprendre que la recherche de rendement à court terme cause nécessairement des problèmes à long terme. Certains bénéficiaires ne prendront leur retraite que dans plusieurs décennies. Il faut s’assurer d’être encore en mesure de générer des rendements à ce moment-là. »

Selon Daniel Simard, il est de la responsabilité des caisses de retraite de « s’attaquer aux travers du système » qui nuisent à leurs intérêts. « Beaucoup de comités de retraite ne font que regarder les rendements, mais pas ce qui se cache en dessous de ceux-ci. À mon avis, c’est faire preuve d’aveuglement volontaire. Un jour, ils pataugeront dans les conséquences de cette inaction. »

Un pouvoir inutilisé

Avec le volume d’actifs qu’ils détiennent, les investisseurs institutionnels ont réellement le pouvoir de changer la gouvernance des entreprises. Normand Caron est en convaincu, même s’il admet que la bataille risque d’être longue.

Certaines victoires lui laissent néanmoins entrevoir une lueur d’espoir. En 2015, la politique de rémunération de la Banque CIBC, jugée trop généreuse, a été contre toute attente rejetée par les actionnaires. Un véritable succès pour le MÉDAC qui avait réussi à rallier à sa cause de grands investisseurs institutionnels, tels que la Caisse de dépôt, Teachers, OMERS et l’Office d’investissement du Régime de pensions du Canada.

« Mobiliser quelques gros joueurs peut faire changer les choses. Les entreprises ne peuvent pas faire la sourde oreille quand de grands investisseurs institutionnels commencent à poser des questions sur leur gouvernance », soutient M. Caron.

« Si tous les investisseurs institutionnels faisaient leur part, on serait beaucoup plus forts, on nous écouterait davantage, ajoute Daniel Simard. Nous avons un grand pouvoir entre nos mains, mais il est malheureusement trop souvent inutilisé. »