Les médias s’attardent rarement au marché canadien d’obligations de sociétés et ce, malgré le fait qu’il représente plus de 200milliards $ et que ce type d’investissement soit présent dans la majorité des caisses de retraite canadiennes. La raison en est simple, les variations de prix des obligations de sociétés ont été relativement faibles au fil des ans comparativement aux actions. Cependant, l’abondance de rumeurs entourant les privatisations par rachat à levier(« LBO »)a créé des fluctuations importantes dans la valeur des obligations des entreprises ciblées.
L’impact d’un LBO pour les détenteurs d’obligations est rarement positif puisque le montant de nouvelle dette est important, il occupe parfois un rang prioritaire aux obligations existantes et il résulte plus souvent qu’autrement en une décote de la qualité de crédit de l’entreprise cible. Il est important de noter le traitement asymétrique entre les différents prêteurs dans de telles situations. En effet, les détenteurs d’obli-gations ont tendance à être moins bien protégés que les banques prêteuses.
Les prêts bancaires sont régis par une convention de crédit négociée directement entre le syndicat des banques prêteuses et la compagnie. Ces conventions de crédit sont généralement très étoffées en matière de clauses restrictives de sorte que le consentement de la banque est souvent requis pour envisager un LBO.
La situation est différente pour les détenteurs d’obligations, celles-ci étant régies par un acte de fiducie. Il s’agit d’un document dans lequel on retrouve les clauses restrictives, les engagements de la compagnie, les événements de défaut et toutes les autres modalités de prêt. L’acte de fiducie est négocié entre la compagnie et ces mêmes banques, mais ne bénéficie pas nécessairement des mêmes clauses restrictives! Les investisseurs ont peu à dire dans la documentation de l’acte de fiducie, leur choix étant de participer ou non à la nouvelle émission.
Il faut aussi comprendre que lors d’une transaction LBO, les banques chargent d’importants frais pour mettre en place le nouveau financement servant à concrétiser le rachat. Cette source de revenu, très profitable pour les banques, les encourage à minimiser les obstacles à une transaction LBO. Étant donné que les clauses restrictives accordées aux détenteurs d’obligations pourraient réduire l’attrait ou même empêcher des LBO, les banques ont un incitatif à limiter la protection offerte par les clauses restrictives dans les actes de fiducie d’obligations. Cependant, sans clauses restrictives, les effets d’un LBO peuvent parfois être dévastateurs pour les détenteurs d’obligations.
Le marché canadien d’obligations de sociétés a été subitement confronté à la réalité des LBO, à la suite de l’annonce d’une privatisation possible de BCE. La prime de risque demandée par les investisseurs pour détenir une obligation de 30 ans de Bell Canada, par rapport à une obligation du gouvernement de même échéance, a augmenté d’environ 1,50 %, passant de 1,50 % avant l’annonce à environ 3,00 % à la fin avril 2007. Une augmentation de la prime de risque de cette ampleur représente une diminution d’environ 17 % de la valeur de l’obligation.
La présomption que la taille imposante de BCE était un obstacle à la privatisation est sûrement une des raisons qui explique le laxisme de la part des investisseurs obligataires en ce qui concerne l’ajout de clauses restrictives dans les actes de fiducies. Ce raison-nement était vraisemblablement juste il y a quelques années, c’est-à-dire avant les levées de fonds massives par des firmes de LBO ainsi que des allocations grandissantes vers les place-ments alternatifs des grosses caisses de retraite.
En 2006, des financements sans précédent ont été observés dans le domaine des fonds de LBO totalisant 246milliards $ US aux États-Unis(432milliards $ US mondialement), un montant qui surpasse largement le volume de 2005 qui était de 174 milliards $ US aux États-Unis(232 milliards $ mondialement). En février, Goldman Sachs a réussi à lever 20 milliards $ US dans un seul fonds, un record. Il est commun de voir les gestionnaires de ces fonds recevoir un honoraire annuel de 2 % sur les montants investis. Ce puissant incitatif motive ces fonds à envisager des transactions dans lesquelles plusieurs milliards peuvent être mis à contribution rapidement. Il y a près de 20 ans, la plus importante transaction LBO a été celle de KKR suite à l’achat de RJR Nabisco Inc. pour 31 milliards $ US en 1989.
KKR a dépassé son propre record en novembre 2006 avec l’acquisition d’une chaîne américaine d’hôpitaux, HCA, pour 33 milliards $ US. Ce nouveau sommet n’a duré que quelques mois, puisqu’en février 2007 deux nouvelles transactions ont éclipsé ce record; soit l’acquisition de Equity Office Properties par Blackstone pour 39milliards $ US et l’acquisition de TXU par KKR pour 45 milliards $ US. L’ampleur de ces transactions inquiète la plupart des investisseurs en obligations de sociétés partout dans le monde.
Le risque de LBO demeure l’appréhension la plus répandue chez les gestionnaires d’obligations de sociétés en Europe. Des stratégies d’investissement en obligations de sociétés sont élaborées uniquement sur cette base. Afin de se protéger contre les effets dévastateurs d’un LBO, les investisseurs en obligations de sociétés exigent le retour des clauses restrictives. La principale clause réclamée est celle d’une option de vendre les obligations à l’émetteur(ou Put)lorsqu’il y a changement de contrôle d’une compagnie et veille ainsi à protéger la valeur des obligations existantes dans le cas d’un LBO. La banque HSBC estime qu’au cours de la dernière année en Europe, 50 % des nouvelles émissions(excluant les émetteurs financiers et les émetteurs de services publics)possédaient une clause de changement de contrôle, alors que celle-ci était quasiment inexistante il y a deux ans à peine. La popularité de cette clause gagne aussi du terrain aux États-Unis puisqu’elle a été ajoutée à 34 % des nouvelles émissions au premier trimestre de 2007, contre 25 % en deuxième moitié de l’année 2006 et aucune en première moitié.
Depuis le début avril 2007, l’augmentation des primes de risque des obligations de sociétés canadiennes ne s’est pas limitée aux obligations de BCE. Les primes de risque de plu-sieurs émetteurs, notamment de Telus, Manitoba Tel, Loblaws, Metro, Thomson, Trans Alta, Pages Jaunes, Enbridge, Trans-Canada Pipelines et Canadian Tire ont considérablement augmenté puisque les investisseurs jugent que le risque de LBO est tout aussi présent chez ces émetteurs.
Depuis que l’événement BCE a bouleversé le marché des obligations de sociétés au Canada, seul Brookfield Asset Management, qui n’est pas un émetteur financier ou un service public, s’est présenté pour une nouvelle émission. Cette dette est dotée d’une clause de changement de contrôle qui permet aux détenteurs d’obligations de se faire rembourser 101 % de la valeur originale dans le cas d’un changement de contrôle qui provoquerait une décote de la part de trois des quatre agences de notation.
L’ajout d’une clause de changement de contrôle n’est pas suffisant en soi pour prévenir tous les cas. Par exemple, la prime de risque pour les obligations de Sobey’s a augmenté d’environ 0,70 % lorsque Empire Co, la société mère de Sobey’s, a annoncé sa privatisation par rachat à levier. L’ajout d’une clause de changement de contrôle n’aurait pas protégé les investisseurs de Sobey’s puisque la transaction proposée n’a pas donné lieu à un changement de contrôle!
Les investisseurs achètent des obligations de sociétés en toute bonne foi et en s’exposant au risque commercial de l’émetteur. Il est normal qu’ils exigent des protections contre un événement, tel un LBO, qui modifierait la nature du risque. Cette protection pourrait prendre la forme :
- d’imposer des limites sur l’endettement;
- de s’assurer que les actifs ne puissent pas être vendus ou donnés en garantie;
- de s’assurer que le rang de l’obligation dans la structure de capital soit protégé.
Assistons-nous maintenant au retour des clauses restrictives au Canada?