Ils négocient des milliards de dollars d’actions émises par les sociétés cotées, détiennent une part importante des obligations gouvernementales, investissent dans des startups à fort potentiel, achètent les immeubles parmi les plus emblématiques des métropoles et financent de grands projets d’infrastructures bien ­au-delà de nos frontières. Depuis des décennies, les régimes de retraite à prestations déterminées (PD) pavent la voie sur les marchés financiers canadiens et mondiaux. Mais leur déclin semble inéluctable. Un changement de régime ­est-il est train de s’opérer dans le monde de l’investissement?

­L’équivalent de 107,8 % du PIB canadien repose bien au chaud dans les caisses de retraite du pays, soit la somme colossale de 1 769 G$, selon des données de Willis Towers Watson. En 2017, 95 % de cet actif était toujours détenu par les régimes PD.

Leur avenir est néanmoins plutôt sombre. L’ancien actuaire en chef de Morneau Shepell, Frederick Vettese, prédisait récemment dans le Globe and Mail qu’en 2026, il n’y aura plus aucun participant actif dans les régimes PD du secteur privé au Canada.

Or, ces régimes, « grâce à leur taille, leur vision à long terme et leur niveau de sophistication élevé sont probablement mieux positionnés que tout autre participant des marchés des capitaux pour investir de façon contre-cyclique, réguler le prix des actifs, et ainsi maintenir la stabilité du système financier canadien », souligne une étude de la Banque du Canada publiée en 2016.

L’argent de moins en moins patient

« C’est phénoménal tout l’argent détenu par les régimes PD sur le marché ! s’exclame Bernard Morency, ancien vice-président à la Caisse de dépôt et placement du Québec. Dans ces régimes, l’argent est patient, ce qui ouvre la porte à des stratégies plus diversifiées, moins liquides et plus raffinées à des coûts raisonnables. »

Dans les régimes à cotisation déterminée (CD), l’accès à ces stratégies est beaucoup plus limité, poursuit-il, même pour des individus qui ont des connaissances très poussées en investissement. Leur structure de placement peu mutualisée fait en sorte qu’ils ont aussi une capacité bien moindre à prendre du risque. « Dans les régimes CD, les participants recherchent des placements davantage axés sur le revenu », dit-il.

À grande échelle, et au fur et à mesure qu’une partie de l’actif actuellement investi dans les régimes PD migrera vers les régimes CD, ce comportement pourrait influencer les marchés, estime François Bourdon, chef des placements global à Fiera Capital.

« La demande pourrait augmenter pour les actifs moins risqués, étant donné que les participants de régimes CD ont une plus grande aversion aux pertes que les régimes PD, souligne-t-il. Il pourrait y avoir un impact sur la capacité du système financier dans son ensemble à prendre du risque. »

Cette situation se corrigera probablement à travers le temps, nuance-t-il toutefois. « L’évaluation relative des différents types d’actif va s’équilibrer. L’attrait des catégories d’actif comme les actions va progressivement augmenter à mesure que les attentes de rendement vont croître. »

François Bourdon ajoute qu’on ne doit pas se montrer alarmiste, et que la direction que vont prendre les grands fonds souverains, notamment en Chine, risque d’avoir bien plus d’incidence sur les marchés financiers que la migration de l’actif PD vers les régimes CD.

Un rapport rédigé conjointement par des experts de la Banque du Canada, de la Réserve fédérale américaine et de la Reserve Bank of Australia en 2006 souligne que les effets de la transition des régimes PD vers les régimes CD sur les stratégies globales de répartition d’actif ne sont pas encore clairs. Mais à mesure que les régimes d’accumulation de capital remplaceront les régimes PD comme principal bassin d’actif investissable à long terme, « les comportements des épargnants dans les régimes CD pourraient avoir une influence considérable sur l’efficacité et la stabilité des marchés financiers », peut-on y lire.

L’étude souligne notamment la difficulté qu’ont les participants à déterminer à quel moment vendre ou acheter certains actifs. De plus, les investisseurs plus audacieux pourraient devoir assumer des risques qu’ils comprennent mal et pour lesquels ils ne reçoivent pas de compensation suffisante. « Cela pourrait avoir des implications sur l’efficience des marché et le niveau de capitaux disponibles pour différents types d’investissement », écrivent les auteurs.

« Pour le moment, les grands investisseurs institutionnels canadiens continuent de croître, ça ne paraît pas trop sur le marché. Mais que se produira-t-il à très long terme? »

Bernard Morency

Les leaders du marché là pour rester

S’il est vrai que les régimes PD agonisent dans le secteur privé, ils sont encore très solidement ancrés dans le secteur public, du moins au Canada.

« Il y a moins de régimes PD qu’auparavant, mais ceux qui restent sont énormes et encore en croissance, insiste Richard Guay, professeur de finance à l’École des sciences de la gestion de l’UQAM et ex-président de la Caisse de dépôt et placement du Québec. À elles seules, les bonifications du Régime de rentes du Québec (RRQ) et du Régime de pensions du Canada (RPC) vont amener des milliards supplémentaires dans les portefeuilles d’investissement de la Caisse de dépôt et de l’Office d’investissement du Régime de pensions du Canada (OIRPC) au cours des prochaines décennies. À mon avis, l’effet de la disparition des régimes PD du secteur privé sera marginal. J’ai des inquiétudes pour la sécurité financière des participants de régimes CD, mais pas pour la santé des marchés », soutient-il.

Quant aux régimes PD du secteur privé, la décroissance de leur actif se fera tellement graduellement que l’impact sur les marchés sera limité, croit Stéphan Lazure, conseiller principal et chef de pratique, retraite, à PBI Conseillers en actuariat. « Les marchés vont s’autoréguler. S’il n’y a plus d’argent qui provient d’une certaine source, il va venir d’ailleurs. Les besoins vont être comblés par d’autres types d’investisseurs. »

« Pour le moment, les grands investisseurs institutionnels canadiens continuent de croître, ça ne paraît pas trop sur le marché. Mais que se produira-t-il à très long terme? » demande pour sa part Bernard Morency.

Un équilibre menacé

Dans les régimes CD, les participants ont la capacité en seulement quelques clics de retirer tous leurs investissements des marchés. Si ce risque se matérialise, la volatilité pourrait bien s’accentuer.

« Lors de périodes plus incertaines, pourrait-on assister à un mouvement de panique et des sorties de fonds massives de la part des participants ? Cela pourrait possiblement accentuer les mouvements de marché, mentionne Bernard Morency. Je ne sais pas si l’impact serait vraiment assez important pour influencer les marchés, mais je suis intrigué par l’ampleur que pourrait prendre un tel phénomène. »

Une étude menée par la National Conference on Public Employee Retirement Systems, un organisme militant pour le maintien des régimes PD dans le secteur public aux États-Unis, a conclu qu’à chaque fois que 1 % de la main-d’œuvre américaine couverte par un régime PD passe à un régime CD, la volatilité de l’indice S&P 500 augmente de 8 %. Entre 1980 et 2010, environ 36 millions de travailleurs américains ont perdu leur couverture PD au profit d’un régime CD.

« Les régimes CD forcent les gens à faire des choix de placements qui étaient auparavant exercés par les comités de retraite et les professionnels de l’investissement. Cette nouvelle situation engendre une hausse irrationnelle du prix des actifs et la formation de bulles », note l’étude.

François Bourdon est lui aussi d’avis que la présence plus faible des joueurs institutionnels sur les marchés a tendance à en exacerber la volatilité. « On a déjà eu un prélude de cela. Avant la crise de 2008, les banques étaient des acteurs très présents dans les marchés financiers, mais les nouvelles réglementations adoptées ont fait en sorte qu’elles le sont beaucoup moins aujourd’hui. Le résultat, c’est que l’on constate une volatilité intrajournalière beaucoup plus grande. Il y a sept ou huit ans, une journée où on observait un mouvement de 10 points de base dans les taux d’intérêt, c’était très rare.

Aujourd’hui, c’est beaucoup plus fréquent. »

Les banques, qui contribuaient à réguler le marché des obligations gouvernementales à court terme, ne jouent plus autant ce rôle dorénavant. Selon François Bourdon, on pourrait assister au même phénomène dans d’autres catégories d’actif à mesure que les régimes PD perdront de l’influence sur les marchés.

« Historiquement, en période de chute boursière, les investisseurs avec des capitaux patients dans les banques ou les caisses de retraite effectuaient des transactions favorisant le retour à la normale. Avec les FNB, tout va beaucoup plus vite aujourd’hui. Si on additionne à cela la prépondérance moins grande des régimes PD, il risque d’y avoir [plus de] volatilité », note-t-il.

Richard Guay se montre tout de même sceptique. « C’est certain que, dans un scénario catastrophique où tous les participants de régimes CD paniqueraient et retireraient massivement leur argent des marchés, il y aurait des répercussions. Mais c’est plutôt improbable », croit-il.

Il estime qu’avant de retirer des dizaines, voire des centaines de milliers de dollars des marchés sur un coup de tête, les investisseurs vont probablement se renseigner ou consulter un professionnel. Et même si une telle situation se présentait, le choc serait passager et ne mènerait pas à un changement fondamental sur les marchés, juge-t-il.

Disette sur les marchés privés?

Contrairement aux régimes CD et aux investisseurs de détail, les régimes PD investissent une part notable de leur actif hors des marchés publics. Placements privés, immobilier et infrastructures sont des catégories d’actif dominées par les grandes caisses de retraite à prestations déterminées. Si elles ne sont plus là pour fournir ces capitaux, qui le fera ?

« C’est très difficile pour les régimes CD d’investir dans de l’infrastructure ou de l’immobilier direct. Quand l’on pense à tous les immeubles qui appartiennent à des régimes de retraite dans les grandes villes et à tous les projets d’infrastructure qu’ils financent, on se dit qu’il va peut-être y avoir un trou dans ce marché éventuellement », note Bernard Morency.

Le même phénomène pourrait s’observer du côté de la dette et des placements privés. Il n’est effectivement pas évident pour un régime CD d’investir d’un coup 5 M$ dans une jeune entreprise en croissance. « Si les régimes PD occupent une moins grande place dans le marché, on peut s’attendre à ce que les entreprises aient un jour moins d’options pour se financer », ajoute-t-il, en soulignant néanmoins que les grands régimes publics continueront d’assurer ce rôle dans l’avenir.

Pour Richard Guay, le risque de manque de capitaux dans les marchés privés demeure hypothétique et très lointain. À l’heure actuelle, c’est même le problème inverse qui se présente, dit-il. « L’offre d’actifs en infrastructure et en immobilier est bien inférieure à la demande provenant des caisses de retraite. Je vois difficilement comment l’incidence pourrait être défavorable sur ces catégories d’actif. »

Reste que les portefeuilles des participants de régimes CD sont généralement dépourvus de ces actifs pourtant prometteurs dans un contexte où les rendements espérés des actifs traditionnels faiblissent. « Les analystes disent qu’il faut se diriger vers les marchés privés pour obtenir des rendements, mais les participants de régimes CD n’y ont pas accès. On force en quelque sorte les gens à rester dans les marchés liquides moins performants », déplore Bernard Morency.

« On entrevoit une démocratisation des catégories d’actif non traditionnelles dans les régimes CD. Au fil du temps, les régimes CD vont se rapprocher davantage des régimes PD. »

François Bourdon, Fiera Capital

Les régimes CD peuvent-ils prendre la relève?

Les régimes CD peinent à adopter des stratégies d’investissement aussi élaborées et diversifiées que celles des régimes PD. Les choses sont toutefois appelées à changer, estime François Bourdon.

« On entrevoit une démocratisation des catégories d’actif non traditionnelles dans les régimes CD. Dans nos interactions avec les assureurs, on remarque qu’il y a une demande pour ça. Au fil du temps, les régimes CD vont se rapprocher davantage des régimes PD. »

Les participants avides d’immobilier, d’infrastructures ou de placements privés devront cependant être bien conscients des contraintes liées à de tels investissements, précise-t-il. « Il y aura de l’éducation à faire. Investir dans des actifs illiquides, c’est un engagement à plus long terme. Il faudra expliquer clairement aux participants que leur argent sera immobilisé pendant un certain temps, et que s’ils veulent le retirer, ils devront payer une pénalité qui grugera pratiquement tout le rendement espéré. »

Le principal obstacle à l’arrivée d’options d’investissement plus variées dans les régimes CD demeure les frais, soutient pour sa part Richard Guay.

« Il faut construire des structures dans les régimes CD pour que ce soit possible, ce qui engendre des frais. Au bout du compte, le rendement net n’en vaudra peut-être pas la peine comparativement aux actifs traditionnels. Les placements dits alternatifs sont payants pour la Caisse et Teachers parce qu’ils les gèrent eux-mêmes à bas coût. »

Difficile, donc, d’imaginer pour le moment que les régimes CD seront un jour en mesure de devenir des joueurs aussi influents sur les marchés financiers que les grandes caisses à prestations déterminées.

« La structure des régimes PD leur permet d’aller chercher des rendements supérieurs à long terme, avec un niveau de risque raisonnable, souligne Stéphan Lazure. Des gains d’efficacité peuvent être réalisés dans les régimes CD, mais je ne pense pas qu’ils vont pouvoir égaler tous les effets bénéfiques qu’ont les régimes PD sur l’économie et les marchés. »

Des acteurs économiques incontournables

Si les régimes PD exercent une influence majeure sur les marchés financiers, ils sont aussi des acteurs économiques majeurs pour l’ensemble de la société. « L’efficacité des régimes PD fait en sorte que les participants ont moins besoin de cotiser tout au long de leur carrière et reçoivent en fin de compte de meilleures prestations, ce qui leur laisse plus de marge de manœuvre pour consommer dans leur communauté », explique Stéphan Lazure.

Une étude du Canadian Public Pension Leadership Council menée en 2014 est venue à la conclusion qu’une fois converti en régime CD, un régime PD de 10 G$ coûtera 77 % plus cher pour fournir des prestations équivalentes. En outre, la portion des prestations provenant des rendements atteint 75 % dans les régimes PD, par rapport à seulement 45 % dans les régimes CD.

« Les études montrent que le fait d’avoir un revenu de retraite stable et garanti fait en sorte que le retraité est plus confiant dans sa consommation. Il n’a pas peur d’épuiser ses fonds avant son décès », soutient Stéphan Lazure.

En 2011 et 2012, les retraités canadiens de régimes PD ont dépensé de 56 à 63 G$ en produits et services, selon une étude réalisée par The Boston Consulting Group. La même étude a constaté que seulement 10 à 15 % des bénéficiaires de prestations déterminées reçoivent le Supplément de revenu garanti, par rapport à 45 à 50 % des autres retraités canadiens. Les retraités de régimes PD versent également de 14 à 16 G$ chaque année dans les coffres des gouvernements au Canada sous forme d’impôts sur le revenu, de taxes de vente et d’impôts fonciers.

Aux États-Unis, l’investissement de l’actif des régimes PD contribue à hauteur de 587,5 G$ à l’économie, et les 303,1 G$ de prestations payées en 2016 aux retraités américains ont généré des retombées économiques de 757,8 G$, selon la National Conference on Public Employee Retirement Systems. Les auteurs de l’étude soutiennent en outre que la conversion des régimes PD en régimes CD accroît les inégalités de revenu dans le pays, ce qui nuit à la performance de l’économie.


• Ce texte a été publié dans l’édition de mars 2019 du magazine d’Avantages.
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