Quel est le principal risque susceptible de causer la prochaine crise financière, ou du moins de l’exacerber ? ­Les tensions commerciales ? L’urgence climatique ? ­La montée du populisme ? ­Ce ne sont pas les choix qui manquent. Mais ce qui préoccupe particulièrement le patron du plus grand investisseur institutionnel du ­Canada, c’est l’appétit insatiable des caisses de retraite pour les placements non liquides.

« ­Je tire la sonnette d’alarme concernant les actifs non liquides », a dit ­Mark ­Machin, en marge du ­Forum économique mondial de ­Davos, en janvier. Aux yeux du président et chef de la direction de l’Office d’investissement du ­Régime de pensions du ­Canada (OIRPC), le transfert massif d’actif des marchés publics vers les marchés privés pourrait entraîner un manque de liquidité et amplifier une potentielle crise financière.

Pourtant, l’intérêt des investisseurs institutionnels pour les catégories d’actif dites « alternatives » ne faiblit pas, bien au contraire. Un récent rapport de ­Willis ­Towers ­Watson révèle que les titres du marché privé constituent 23 % des portefeuilles des caisses de retraite à travers le monde, comparativement à un maigre 6 % il y a 20 ans. Sur la même période, la place occupée par les actions a fondu de 16 %.
Les craintes de ­Mark ­Machin ne semblent pas ébranler la confiance des caisses de retraite. Selon un sondage de ­Natixis ­Investment ­Managers, une forte proportion d’entre elles prévoient plonger de plus belle dans l’univers des placements non traditionnels en 2020, et rares sont celles qui envisagent au contraire de réduire leur exposition.

On pourrait à première vue assimiler ce mouvement coordonné des investisseurs institutionnels mondiaux à un effet de mode. Après tout, quel gestionnaire de fonds de retraite ne serait pas excité de pouvoir enfin se mettre autre chose sous la dent que les actions et les obligations qu’il gère depuis des décennies ?

Soyons plus rationnel : si les caisses de retraite jettent leur dévolu avec autant d’énergie sur les stratégies d’investissement non traditionnelles, c’est ­peut-être parce qu’elles n’ont pas le choix.
Car si d’un côté certaines voix appellent à la prudence en matière d’actifs non liquides, de l’autre, une armée d’analystes martèlent, rapport après rapport, que les investisseurs devront se résigner à des rendements bien plus faibles sur les actifs traditionnels. Lors d’un événement tenu à ­Montréal en décembre dernier, les analystes de ­Franklin ­Templeton ont indiqué qu’un portefeuille traditionnel constitué de 60 % d’actions et de 40 % d’obligations pourrait ne pas dégager un rendement de plus de 4 % par année au cours de la prochaine décennie.

Si ces prévisions se matérialisent, une caisse de retraite qui fait l’impasse sur le marché privé se condamne à obtenir des rendements anémiques, voire à ne pas être capable d’honorer ses engagements envers ses bénéficiaires.

D’ailleurs, selon le rapport de ­Natixis, 71 % des investisseurs institutionnels interrogés estiment que le rendement supérieur généré par les actifs non traditionnels compense largement le niveau de liquidité moindre de ces titres.

Mais ­au-delà des rendements, le glissement graduel des portefeuilles institutionnels vers le marché privé peut s’expliquer par un autre facteur : le désintérêt des entreprises pour la ­Bourse.
Le nombre de sociétés cotées aux ­États-Unis a diminué de moitié au cours des vingt dernières années, passant de plus de 8 000 à la fin des années 1990 à tout au plus 4 000 aujourd’hui, selon ­Bain & ­Company. Considérant les exigences de divulgation parfois contraignantes des marchés boursiers, et la pression constante pour fournir des résultats à court terme aux actionnaires, bien des entreprises préfèrent mobiliser des fonds en demeurant sur le marché privé. Et lorsqu’elles se décident finalement à entrer en ­Bourse, c’est à un stade beaucoup plus avancé de leur croissance.

Lorsque ­Spotify a intégré la ­Bourse de ­New ­York, en 2018, elle générait des ventes annuelles de 5 G$ ­US, et sa valeur de marché dépassait 30 G$ ­US. À son premier jour en ­Bourse, ­Spotify dépassait déjà en taille plus de la moitié des sociétés de l’indice S&P 500.

Qu’­est-ce que tout cela signifie pour les caisses de retraite qui font l’impasse sur le marché privé ? D’une part, elles réduisent l’éventail d’entreprises dans lesquelles elles peuvent investir, et d’autre part, elles risquent de manquer les années de plus forte croissance des jeunes pousses. En misant sur les placements privés, les caisses de retraite ne font en quelque sorte que suivre les émetteurs sur leur nouveau terrain de jeu.

Bon nombre d’investisseurs sont probablement arrivés à la conclusion qu’il était au bout du compte plus risqué d’éviter le risque de liquidité que de s’y exposer. L’OIRPC le premier : les placements non liquides constituent aujourd’hui la moitié de son actif total. S’il y a bien quelqu’un qui n’a pas besoin d’être convaincu des vertus du marché privé, c’est ­Mark ­Machin.


• Ce texte a été publié dans l’édition de mars 2020 du magazine d’Avantages.
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