Les travailleurs du secteur privé qui peuvent encore compter sur un régime de retraite à prestations déterminées (PD) sont souvent considérés comme des privilégiés. Mais leur monde s’écroule lorsque leur employeur déclare faillite en laissant un trou béant dans la caisse de retraite. Des voix de plus en plus nombreuses s’élèvent et réclament des changements législatifs pour mieux les protéger. La question est de savoir à quel prix.

Larry Moore a pris sa retraite en 2005, après 34 ans au service de Sears Canada. Aujourd’hui, tout comme ses anciens collègues, il doit se résigner à toucher une rente amputée de 30 %.

Déjà, au moment de son départ, il s’inquiétait de l’avenir du régime de retraite. Des changements majeurs à la haute direction de la société venaient d’être annoncés après la prise de contrôle du détaillant par le fond de couverture américain ESL Investments. Dans les années qui ont suivi, Sears Canada a vendu plus de 4 G$ d’actif et versé 3,5 G$ de dividendes à ses actionnaires. Durant la même période, le déficit de la caisse de retraite s’est creusé.

Confrontée à de graves problèmes financiers et des revenus en chute libre, Sears Canada s’est placée sous la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies (LACC) en juin 2017. Après l’échec du processus de restructuration, la société a fermé ses derniers magasins en janvier 2018. Le déficit de la caisse de retraite atteignait alors 267 M$. La réduction des prestations était inévitable : elle a débuté en août dernier.

« Ça a créé beaucoup de stress et d’anxiété chez les retraités. Certains ont dû retourner sur le marché du travail, déplore Larry Moore, qui siège au conseil des directeurs de l’Association des retraités de Sears Canada. Si le gouvernement avait agi avant, on aurait pu limiter les dégâts. Le gros problème, c’est que les retraités n’ont aucune priorité lorsque leur ex-employeur fait faillite. »

Une question de priorité

La principale revendication des anciens employés de Sears correspond à celle d’un grand nombre d’associations de retraités et de syndicats au Canada : faire des participants aux régimes de retraite des créanciers prioritaires lors de l’insolvabilité ou de la faillite de leur employeur.

« On l’a vu avec les drames comme Sears : la rente des gens n’est pas protégée. Ça n’a pas de sens », s’exclame Serge Cadieux, secrétaire général de la FTQ. Le syndicat milite depuis plusieurs années pour que le cadre législatif soit révisé de façon à assurer une meilleure protection aux employés et retraités.

« On ne doit pas changer seulement une loi, on doit s’assurer de modifier un ensemble de lois : la Loi sur les régimes de retraite pour assurer un financement plus adéquat, mais aussi la Loi sur la faillite et l’insolvabilité (LFI) et la LACC pour accorder un statut prioritaire aux travailleurs et retraités », ajoute-t-il.

Au Canada, les participants de régimes de retraite sont des créanciers ordinaires. Leur droit sur l’actif est subordonné à celui des créanciers prioritaires, comme les institutions financières. En outre, des prêteurs intérimaires, qui accordent des prêts aux entreprises en difficulté, se voient parfois accorder par les tribunaux une superpriorité.

Le Canada fait piètre figure en matière de protection des employés et des retraités en contexte de faillite ou d’insolvabilité, soutient Janis Sarra, professeure à l’École de droit de l’Université de la Colombie-Britannique. Dans un rapport publié en 2012, elle classe le pays au bas d’une liste de 60 juridictions analysées.

« Lorsqu’on est rendu à distribuer l’actif résiduel aux créanciers ordinaires, comme les retraités, il ne reste généralement pas grand-chose », soutient Guillaume Grenier, avocat chez Melançon Marceau Grenier et Sciortino.

En cas de faillite ou d’insolvabilité, les cotisations des employés, de même que les cotisations d’exercice de l’employeur, jouissent d’une protection élevée, car elles sont considérées comme des biens détenus en fiducie. Elles doivent donc être remises dans la caisse de retraite avant même de payer les créanciers prioritaires. Cette protection ne s’applique toutefois pas aux cotisations d’équilibre et au déficit actuariel, qui constituent généralement le cœur du problème.

Au Québec, des syndicats, retraités et comités de retraite ont déjà tenté, dans certaines causes devant les tribunaux, de faire reconnaître une fiducie réputée qui inclut les cotisations d’équilibre et le déficit, explique Guillaume Grenier. Une telle fiducie donne théoriquement une priorité de rang aux participants du régime malgré toute autre garantie détenue par les créanciers prioritaires.

Une revue de la jurisprudence permet cependant de constater que l’efficacité d’une fiducie réputée est « extrêmement limitée », poursuit l’avocat. Dans la majorité des causes, les tribunaux ont statué que la fiducie réputée, même lorsqu’elle est établie, n’a pas préséance sur les créanciers garantis. Cela s’explique en partie par la prépondérance des lois fédérales, comme la LACC et la LFI, sur les lois provinciales.

« Même dans les cas isolés où les choses tournent mal, les participants s’en tirent quand même mieux avec une rente réduite d’un régime PD que s’ils n’avaient jamais bénéficié d’un tel régime. »

Julien Ranger, Osler, Hoskin & Harcourt

Effets collatéraux

Les ex-travailleurs de Sears ne sont pas les premiers à avoir dû se résigner à toucher un revenu de retraite plus bas que prévu. Avant eux, les employés de Nortel, de White Birch, d’Aveos ou encore de Cliff ressources naturelles ont dû traverser la même épreuve. Mais si ces faillites spectaculaires ont abondamment fait les manchettes, elles demeurent rares, affirme Norma Kozhaya, économiste en chef au Conseil du patronat du Québec (CPQ). « Des cas malheureux comme celui de Sears surviennent parfois, mais il faut se rappeler qu’ils demeurent minoritaires. Dans la grande majorité des cas, le système en place fonctionne bien. »

Le CPQ s’oppose à l’adoption de mesures qui conféreraient une plus grande priorité aux participants de régimes de retraite dans des contextes de faillite ou d’insolvabilité.

« Il faut se montrer prudent et réfléchir aux effets collatéraux. Modifier le statut de créancier des participants va entraîner une augmentation automatique des coûts de financement des entreprises, car cela se ferait au détriment des institutions financières, explique Mme Kozhaya. Ça serait un coup dur
pour la compétitivité de nos entreprises à l’échelle mondiale. »

Julien Ranger, associé, Régimes de retraite et avantages sociaux chez Osler, Hoskin & Harcourt, estime lui aussi que le cadre juridique actuel qui régit les régimes de retraite en cas de faillite ou d’insolvabilité est relativement équilibré, et qu’il doit le demeurer.

« Même dans les cas isolés où les choses tournent mal, les participants s’en tirent quand même mieux avec une rente réduite d’un régime PD que s’ils n’avaient jamais bénéficié d’un tel régime, mentionne l’avocat. De plus, les règles de financement font en sorte que les réductions potentielles sont tout de même limitées. »

Il craint qu’un cadre juridique trop restrictif pour les entreprises ait pour effet d’accélérer le déclin des régimes PD. « Je suis de l’école qui croit que les régimes PD apportent plus de valeur aux participants et à la société en général que les régimes à cotisation déterminée. Pour les préserver, on doit éviter d’ajouter constamment de nouvelles règles. Si un régime PD fait en sorte qu’une entreprise doit payer des intérêts plus élevés sur ses prêts, elle va vouloir s’en débarrasser. »

Devant la pression populaire grandissante, le gouvernement fédéral a dévoilé dans son dernier budget certaines orientations en matière de protections des participants de régimes de retraite en cas de faillite d’entreprises.

Les mesures annoncées, très générales pour le moment, visent à modifier quatre lois fédérales : la LACC, la LFI, la Loi canadienne sur les sociétés par actions et la Loi de 1985 sur les normes de prestation de pension. Ottawa expose notamment sa volonté de « fixer des attentes plus élevées et une meilleure surveillance du comportement des sociétés ». La mesure qui semble la plus concrète vise à « accorder aux tribunaux une plus grande capacité d’examiner les paiements versés aux cadres de direction dans les jours menant à l’insolvabilité ».

« L’idée qui semble mise de l’avant, c’est que lorsqu’une entreprise a un régime PD fortement déficitaire, la direction ne pourrait pas s’accorder une rémunération incitative démesurée, explique Julien Ranger. À première vue, c’est très attrayant comme idée que le président d’une compagnie ne puisse pas recevoir 15 M$ quand le régime de retraite est insolvable. Mais il faut considérer l’impact sur le système en général. »

L’avocat juge qu’une telle mesure sera très difficile à appliquer, car il faudra définir la taille des déficits visés, quelle rémunération incitative sera permise, et laquelle ne le sera pas. Bref, les règles seront inévitablement lourdes et complexes.

« Les décideurs qui ne recevront pas de rémunération incitative à cause du régime PD, quel va être leur premier réflexe? Le terminer. Ça va totalement à l’encontre de l’objectif », dit Julien Ranger.

Les orientations contenues dans le budget sont donc susceptibles d’améliorer la sécurité des prestations, mais à quel prix? « De manière générale, je ne suis pas un grand partisan de ces mesures, indique l’avocat. On joue avec des leviers qui vont dépasser largement les régimes de retraite. C’est, de mon point de vue, davantage une réponse à une demande populaire qu’à un enjeu vraiment criant. »

Du côté de la FTQ, on a au contraire accueilli favorablement le dernier budget fédéral. « Ce qui me rassure, c’est qu’Ottawa semble avoir pour objectif de s’assurer que les retraités ne perdent pas une partie des prestations qu’on leur a promises, explique Serge Cadieux. Nous sommes entièrement d’accord avec l’intention démontrée par le gouvernement, reste maintenant à voir les mesures concrètes qui seront mises en place pour s’assurer que ces intentions-là deviennent réalité. »

Mieux vaut prévenir que guérir

La protection des prestations des retraités comporte une multitude de facettes. Si des interventions sont possibles du côté de la LACC et de la LFI, on peut aussi envisager des modifications aux lois régissant les régimes de retraite. Avec la loi 29, Québec a décidé d’abandonner le financement sur base de solvabilité pour les régimes de retraite du secteur privé. Une mesure qui, à première vue, contribue à augmenter le niveau de risque assumé par les retraités.

« A priori, c’est ce que l’on peut penser, mais les autres mécanismes mis en place dans la loi permettent de stabiliser le tout, estime F. Hubert Tremblay, conseiller principal du domaine Avoirs chez Mercer. La provision de stabilisation constitue un coussin de sécurité pour les retraités. »

Le fait d’obliger les promoteurs à financer leur régime en fonction de la solvabilité, poursuit-il, représentait un poids important pour les entreprises. Cela avait pour effet d’inciter les entreprises à fermer leurs régimes PD, voire de les pousser à la faillite.

« La situation des retraités est intimement liée à la santé de leur employeur. Une entreprise qui se porte bien financièrement, c’est le meilleur ami des retraités, car elle dispose de liquidités et peut mettre en place, en amont, des mesures pour mieux gérer les risques de son régime. Lorsque la situation se détériore, il devient difficile de contrer la fatalité. »

Dans l’ensemble, les régimes ne se sont jamais mieux portés en 15 ans. Le ratio entre leur passif actuariel et la capitalisation boursière des sociétés a aussi énormément baissé. Bref, pour F. Hubert Tremblay, la situation est beaucoup moins délicate pour les retraités qu’elle l’a déjà été. « Il y a moins de chance que des cas comme Sears se reproduisent », assure-t-il.

Plusieurs solutions peuvent être prises pour sécuriser les rentes des participants avant que les choses tournent au vinaigre, notamment l’achat de rentes collectives auprès d’un assureur ou une révision du partage des risques et des coûts entre les participants et le promoteur.

« Comme industrie, je crois qu’on doit se demander comment protéger les retraités dans les cas exceptionnels, plutôt que de vouloir protéger tout le monde au risque de limiter la capacité des entreprises à se financer en modifiant l’ordre de priorité des créanciers », croit F. Hubert Tremblay.

La méthode douce

S’attarder aux exceptions, c’est la voie prise par plusieurs juridictions, dont l’Ontario. La province a créé en 1980 le Fonds de garantie des prestations de retraite, un système d’assurance qui verse jusqu’à 1 500 $ par mois aux retraités qui doivent composer avec une rente amputée en raison de la faillite de leur ex-employeur.

Grâce à ce fonds, une grande partie des employés ontariens de Sears n’ont subi aucune perte de revenu. L’Ontario est la seule province à avoir mis en place un tel fonds de garantie, mais des systèmes semblables existent également aux États-Unis et au Royaume-Uni. La FTQ et d’autres syndicats militent pour que cette protection soit étendue ailleurs au Canada.

« Offrir ce mécanisme au Québec pourrait être une bonne idée si on est capable de le financer à faible coût, estime F. Hubert Tremblay. C’est une solution qui va finir par s’imposer si d’autres cas comme Sears surviennent. »

En Ontario, le fonds est financé grâce à des primes payées par les promoteurs. Le montant de celles-ci varie en fonction de la santé financière du régime. « C’est certain qu’un système de garantie génère des coûts supplémentaires, mais c’est une mesure beaucoup moins intrusive pour les entreprises que des changements législatifs restrictifs », juge l’actuaire.

Les fonds de garantie ont cependant leurs détracteurs. En plus des coûts parfois élevés pour les employeurs, ces fonds souffrent souvent de problèmes de solvabilité, note Julien Ranger. « Lorsqu’il y a plusieurs faillites d’entreprise, ils peuvent tomber à sec, et c’est le gouvernement qui doit les renflouer.

Personnellement, je ne suis pas très à l’aise avec le fait que les contribuables doivent combler le manque à gagner des bénéficiaires des régimes PD alors que la majorité d’entre eux n’ont même pas accès à un tel régime. »

Un constat se dessine : solidifier la protection des retraités ne se fera pas sans heurts. Mais peu importe les développements à venir dans le dossier, pour les anciens employés de Sears, il est déjà trop tard.

Leur espoir réside maintenant dans le processus de recouvrement des créances de la société, qui est en voie d’être achevé.

Les retraités devront se contenter de prestations allégées de 30 % pendant encore une dizaine de mois. Après quoi, les coupes devraient être un peu moins douloureuses. « On espère aller chercher un peu plus, mais je ne me risque pas à faire de pronostics pour le moment, dit Larry Moore. Les retraités sont déjà suffisamment anxieux comme cela. »

UN SENTIMENT D’INJUSTICE

Sears Canada n’a pas pu échapper à la faillite, mais certaines entreprises qui se placent sous la LACC parviennent à se restructurer et à poursuivre leurs activités. Le régime de retraite sort rarement intact d’un tel processus. C’est ce qui s’est produit dans le dossier de Papiers White Birch, en 2010, alors que l’entente de restructuration prévoyait la terminaison du régime PD déficitaire. Les retraités ont subi des réductions de leurs prestations atteignant 47 %. Dans la foulée, Québec a autorisé la création de régimes à prestations cibles dans le secteur des pâtes et papiers.

« La LACC est problématique, car elle n’a pas été conçue à l’origine pour aborder la question des régimes de retraite, déplore Frédéric Hanin, professeur agrégé au Département des relations industrielles de l’Université Laval et chercheur à l’Observatoire de la retraite. On peut même se demander si se placer sous la LACC ne constituerait pas parfois une stratégie consciente des entreprises, de concert avec certains investisseurs, pour restructurer leurs créances en abandonnant le régime de retraite. »

Selon le chercheur, les régimes de retraite ont un statut ambigu dans la législation actuelle, ce qui a fait en sorte que White Birch a été en mesure de convaincre la cour que la fin du régime PD était nécessaire pour assurer la pérennité de l’entreprise.

« On pourrait modifier le processus de restructuration sous la LACC en précisant que les créances des régimes de retraite doivent être abordées de manière séparée, avec une expertise propre, dit-il.

Il en résulterait des ententes plus équitables qui ne seraient pas conclues au détriment des régimes de retraite, poursuit-il. « Je suis d’avis qu’un régime de retraite doit bénéficier d’un statut différent de celui d’un investisseur financier. Tant que les participants du régime n’auraient pas exercé leur droit de veto, l’entente de restructuration avec les autres créanciers ne pourrait pas être validée devant les tribunaux. »

Le chercheur ne croit pas que les orientations contenues dans le dernier budget fédéral vont être suffisantes pour réellement améliorer la garantie de l’ensemble des régimes PD au Canada, mais il estime tout de même qu’elles favoriseront davantage de transparence et réduiront la marge de manœuvre des dirigeants et des actionnaires en contexte d’insolvabilité.

« L’idée du budget est également de forcer toutes les parties à agir de bonne foi. Selon le code du travail, les négociations collectives concernant les régimes de retraite doivent se faire de bonne foi, explique-t-il. Mais sous la LACC, les règles sont complètement différentes. On peut décider de fermer un régime avant même de commencer à négocier, d’où le sentiment d’injustice des organisations syndicales et des associations de retraités. »


• Ce texte a été publié dans l’édition de juin 2019 du magazine d’Avantages.
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