La provision de stabilisation vise à permettre aux régimes de perdre moins de plumes quand la prochaine tempête se pointera à l’horizon. Une réflexion s’impose.

Personne ne serait assez téméraire pour entreprendre la traversée d’un désert sans une bonne provision de nourriture et d’eau potable. La plupart des régimes de retraite québécois ont pourtant dû affronter la dernière crise financière avec de bien maigres réserves. Certains en ont d’ailleurs gardé des séquelles. Mais aujourd’hui, il n’est plus question pour les promoteurs de partir à l’aventure avec des gourdes vides.

Introduite avec la loi 29 modifiant le cadre de financement des régimes de retraite à prestations déterminées (PD) du secteur privé, la provision de stabilisation vise « à renforcer la base d’évaluation selon l’approche de capitalisation en assurant une meilleure sécurité des prestations et une volatilité réduite des cotisations à verser », explique ­Retraite ­Québec. En d’autres mots, il s’agit d’un coussin de sécurité qui devrait permettre aux régimes de perdre moins de plumes quand la prochaine tempête de sable se pointera à l’horizon.

En contrepartie de cette nouvelle exigence réglementaire, les promoteurs de régime ont eu droit à un cadeau de taille : la disparition du financement sur base de solvabilité.

« ­Malgré la nouvelle cotisation nécessaire pour financer la provision de stabilisation, la plupart des promoteurs ont vu leur cotisation totale au régime de retraite diminuer en 2016 en raison de l’abandon du financement sur base de solvabilité », soutient ­Claude ­Lockhead, associé principal et directeur de la pratique ­Retraite de la région de l’Est chez ­Aon ­Hewitt.

La plupart, mais pas tous, tient à préciser ­Marc-Antoine ­Vaillant, actuaire et associé à ­Les ­Services actuariels ­SAI. « ­Pour les promoteurs qui n’avaient pas de déficit de solvabilité, il s’agit d’un coût supplémentaire. Certains régimes, bien qu’ils n’aient plus besoin de payer de déficits de solvabilité, doivent payer un déficit de capitalisation plus élevé en raison de la provision de stabilisation.

Le coût du service courant augmente également. Il faut donc faire attention avant de dire que tout le monde économise. »

Changer d’itinéraire

Qu’ils affichent ou non un déficit de solvabilité, tous les régimes ­PD privés du ­Québec doivent dorénavant se doter d’une provision de stabilisation. Comme le total de ­celle-ci est déterminé par la politique de placement de chaque régime, certains promoteurs pourraient être tentés de réviser en profondeur leurs portefeuilles.

« ­Beaucoup de facteurs doivent être pris en considération dans l’élaboration d’une politique de placement, comme la maturité du régime et la tolérance au risque du promoteur. La provision de stabilisation est un élément à considérer, mais elle ne devrait pas être au cœur de la décision », prévient ­Marc-Antoine ­Vaillant.

Sans articuler l’ensemble de la politique de placement autour de la provision de stabilisation, ­celle-ci devrait néanmoins amener les promoteurs à entamer une réflexion, estime ­Claude ­Lockhead. « ­Au début, les promoteurs n’ont pas trop accordé d’importance à la provision de stabilisation et à la cotisation supplémentaire qu’elle implique. Maintenant qu’elle est en place depuis deux ans, ils commencent à la regarder de plus près et se demandent s’il n’existerait pas une façon de l’utiliser pour optimiser leur stratégie. »

archives_ava_mars2018_article_provisions_tableau_650

Se méfier des mirages

Tout comme les voyageurs assoiffés qui croient apercevoir une oasis au milieu des dunes de sable, les promoteurs de régimes doivent se méfier des mirages.

À première vue, la grille à deux axes qui détermine la provision nécessaire semble encourager les caisses de retraite à augmenter leur répartition dans des catégories d’actif plus prudentes (voir tableau ci-dessus). En effet, plus l’actif d’un régime est réparti dans des placements à revenu fixe, moins la provision de stabilisation requise est élevée. Or, la réalité n’est pas si simple.

« ­Si j’échange 5 ou 10 % des actions pour des obligations, l’impact sur la provision de stabilisation est marginal, et même contreproductif », affirme ­Claude ­Lockhead.

Par exemple, un régime standard qui est investi à 60 % en actions et dont l’appariement ­actif-passif est de 25 % doit avoir une provision de stabilisation de 17 %. Si ce régime réduit à 50 % sa répartition en actions, le pourcentage requis de la provision tombe à 15. « C’est une très faible diminution de la provision par rapport aux gains supplémentaires que les actions pourraient permettre de générer à long terme. L’impact négatif sur les rendements anticipés va plus qu’annuler l’avantage de réduire la provision de stabilisation », ­explique-t-il.

Autrement dit, la prise de risque est davantage récompensée par le taux d’actualisation supérieur qu’elle permet de générer qu’elle n’est pénalisée par une provision de stabilisation plus substantielle. « ­Bref, la grille n’encourage pas un transfert des actifs risqués vers les titres à revenu fixe », résume ­Claude ­Lockhead.

Retraite ­Québec, de son côté, assure que la conception de la grille n’a aucunement pour objectif d’inciter les promoteurs de régime à adopter des politiques de placement plus audacieuses. « ­Elle vise uniquement à assurer une meilleure sécurité des prestations et une volatilité réduite des cotisations à verser, afin d’assurer la sécurité et la pérennité des régimes de retraite concernés », indique l’organisme gouvernemental.­

Marc-Antoine ­Vaillant est néanmoins d’avis que « si le gouvernement avait vraiment voulu pénaliser les politiques de placement plus audacieuses, il aurait probablement imposé des provisions plus élevées ».

Ménager ses vivres

Au milieu d’un désert aride comme sur les marchés financiers, le fait de pouvoir compter sur des provisions bien garnies ne justifie pas de prendre des risques inutiles.

« ­Les régimes qui avaient entrepris une grande démarche de derisking [désengagement financier] peuvent maintenant envisager de prendre un peu plus de risque. Par contre, il y a une limite à prendre du risque indu, insiste ­Claude ­Lockhead. On ne doit pas oublier que les responsables de caisses de retraite sont des fiduciaires et qu’ils ont la responsabilité d’assurer la sûreté des prestations. Si on augmente la proportion d’actifs risqués seulement pour diminuer le coût des cotisations, on oublie un objectif important. »

Pas d’inquiétude pour ­Marc-Antoine ­Vaillant : les promoteurs ne se rueront pas pour prendre plus de risque, ­avance-t-il. « ­Je ne crois pas que cette ­grille-là va faire en sorte que les régimes vont se mettre à investir en actions à hauteur de 90 %. Depuis l’entrée en vigueur de la loi 29, nous n’avons observé que de petits changements dans les politiques de placement, vraiment rien de significatif.  »

Se laisser guider… par le passif

La répartition du portefeuille en titres variables et en titres à revenu fixe ne représente que l’une des deux dimensions de la grille qui détermine la provision requise, l’autre étant le ratio de duration ­actif-passif. « ­La grille récompense un bon degré d’appariement. C’est même plus avantageux de travailler ­là-dessus que sur le poids des actions et des obligations », mentionne ­Claude ­Lockhead.

Un régime investi à parts égales en actions et en obligations peut par exemple avoir une provision aussi faible que 9 % si son passif est parfaitement couvert par son actif. « ­Pour ce faire, on peut notamment augmenter la durée des obligations ou encore utiliser l’effet de levier. Dans ce dernier cas, l’avantage est double : on diminue le pourcentage requis de la provision de stabilisation tout en augmentant le rendement attendu », ­souligne-t-il.

Le constat est clair, la conception de la grille encourage les stratégies d’investissement guidé par le passif (IGP). « ­La loi 29 a permis de donner plus de visibilité à l’appariement ­actif-passif. Beaucoup de clients nous ont approché pour voir comment on pouvait diminuer la provision de stabilisation grâce à l’IGP », confirme ­Stéphane ­Jean, chef de l’investissement guidé par le passif à ­Fiera ­Capital. « ­La grille est l’un des éléments que l’on regarde en priorité dans l’élaboration d’une stratégie d’IGP. »

Tout comme ­Claude ­Lockhead, il recommande aux caisses de retraite d’examiner de plus près la possibilité d’intégrer du levier à leurs portefeuilles obligataires. « ­Avec des transactions à levier, on est en mesure de conserver le même portefeuille physique qu’avant, disons 60 % d’obligations et 40 % d’actions, tout en augmentant la couverture de taux d’intérêt et ainsi atteindre une couverture du passif qui se rapproche de 100 % », expose ­Stéphane ­Jean.

Une autre avenue potentiellement payante pour les promoteurs est de se tourner vers les investissements en immobilier et en infrastructures. Ces types de placements sont considérés à hauteur de 50 % comme des titres à revenu fixe dans la grille, si leur durée est de six ans ou moins. Contrairement aux titres boursiers, ils contribuent donc en partie à diminuer le pourcentage de provision requis. « ­On a remarqué plus d’engouement pour l’immobilier et les infrastructures. La réglementation se trouve à récompenser ces catégories d’actif, ce qui a poussé plusieurs promoteurs à transformer des actions en placements non traditionnels », observe ­Stéphane ­Jean.

Une provision suffisante pour braver les tempêtes?

La proportion requise de la provision de stabilisation d’un régime typique oscille entre 15 et 18%. Est-ce vraiment suffisant pour absorber d’importants chocs sur les marchés?

« Ce n’est pas une garantie absolue contre le risque de déficit. La provision ne s’avérerait probablement pas suffisante en cas de choc financier comme celui survenu en 2008, estime Michel Lizée. Je suis plutôt inquiet. J’aurais privilégié une approche plus prudente en matière de réserve, ce qui n’aurait évidemment pas plu aux promoteurs.»

« Je ne pense pas que le but était de pallier toutes les crises, sinon la provision aurait dû être de 25, 30 ou même 40%, tempère Marc-Antoine Vaillant. Les employeurs et les employés ne seraient pas nécessairement prêts à payer autant en cotisation pour financer cela. Les pourcentages établis sont un compromis. Oui, les régimes PD doivent être plus sûrs, mais on doit aussi faire en sorte qu’ils continuent d’exister.»

De l’argent qui dort au soleil ?

On peut aisément voir un parallèle entre la provision de stabilisation de la loi 29 et le fonds d’indexation et de stabilisation qui existe depuis déjà une décennie dans les régimes de retraite par financement salarial (RRFS). Une différence de taille existe toutefois entre les deux, insiste ­Michel ­Lizée, économiste retraité des ­Service aux collectivités de l’UQÀM. « ­La réserve créée dans le cadre de la loi 29 ne sert que pour des fins de stabilisation de la cotisation, contrairement à une réserve pour indexation, comme celle du ­RRFS, qui a une double fonction. Il s’agit donc ici d’argent qui dort et qui devient, au nom de la sécurité des prestations et de la stabilité de la cotisation, une source d’inefficience pour le régime visé parce qu’il n’a d’autre fonction que de réduire le risque de déficit », affirme celui qui a contribué à la création du ­RRFS, lancé en 2008.

Il concède toutefois que d’un point de vue pratique, il aurait été difficile d’implanter une réserve d’indexation dans les régimes ­PD. « ­Cela aurait probablement été un changement beaucoup trop grand, car il aurait eu des répercussions sur la structure des prestations. »

Michel ­Lizée se montre également critique envers la conception de la grille établissant le pourcentage de provision, qui encourage les stratégies d’IGP. « ­En augmentant notre répartition en revenu fixe pour se protéger contre un risque de volatilité des cotisations, on finit par cotiser beaucoup plus à long terme en raison des rendements plus faibles », ­mentionne-t-il.

Selon lui, la réserve considérable des ­RRFS (environ 50 %) donne une meilleure marge de manœuvre pour absorber la volatilité d’une politique de placement un peu plus audacieuse. « ­On finit par diminuer le coût du régime à long terme », ­poursuit-il.

Pour autant, M. Lizée est d’avis que l’arrivée d’une provision de stabilisation dans les régimes ­PD est un grand pas en avant, voire la clé pour sécuriser les prestations des retraités. « ­Une telle provision est une condition nécessaire pour stabiliser les cotisations. Il faut seulement être conscient de ses limites. »

Regarder loin à l’horizon

Même si elle n’a pas de double fonction, la provision de stabilisation a au moins le mérite d’encourager les promoteurs à bien gérer les risques au sein de leur régime. C’est probablement là que se trouve son principal atout, croit d’ailleurs ­Claude ­Lockhead. « ­La grille récompense les bons comportements en matière de gestion des risques. Sa mise en place constitue une bonne occasion pour les promoteurs de revoir leur politique de placement et les risques qu’ils prennent.

De plus, pour se conformer à la loi, les régimes devront élaborer leur politique de financement en 2018. Une réflexion s’impose donc. »

Alors qu’une révision des paramètres de la grille est prévue pour 2019, l’actuaire donne un dernier conseil aux caisses de retraite. « ­La provision de stabilisation ne devrait pas être utilisée pour réduire à tout prix la cotisation à court terme, mais plutôt pour se donner des cadres appropriés de gestion des risques. L’objectif ultime, c’est d’assurer la pérennité de nos régimes de retraite de façon à ce qu’ils soient encore là pour la prochaine génération. »

Après tout, on ne sait pas toujours combien de temps va durer la traversée du désert.