De nombreux problèmes de santé peuvent aujourd’hui être détectés à l’aide d’un simple téléphone intelligent et de dispositifs connectés qui tiennent dans la paume de la main. Les avancées de l’intelligence artificielle vont bientôt révolutionner les soins de santé et l’industrie de l’assurance, mais ces innovations tardent à faire leur entrée au Canada. Pour explorer cet enjeu, Pierre-Luc Trudel s’est entretenu avec Roger Simard, président de la firme Soins pharmaceutiques inc. et spécialiste de la santé numérique.

Avantages : ­Le concept d’analyse prédictive se trouve au cœur de la santé numérique. De quoi s’­agit-il exactement?

Roger ­Simard : ­Les avancées dans le domaine de l’intelligence artificielle font en sorte qu’on peut prédire avec une précision impressionnante la probabilité qu’un événement médical se produise.

Aujourd’hui, ­Google est capable de poser des diagnostics à partir des requêtes effectuées par un individu sur son moteur de recherche. Le taux de précision est de 80 %, et il ne cesse d’augmenter. On peut également détecter la pneumonie simplement en toussant dans le micro d’un téléphone intelligent, ou encore identifier la pathologie coronarienne en analysant la voix humaine. Et plus la technologie évolue, plus ces ­prédictions-là se raffinent. L’analyse prédictive va également permettre de déterminer avec une précision assez incroyable le risque de mortalité et l’espérance de vie d’une personne en fonction de ses habitudes de vie, de son profil génétique et de l’environnement dans lequel il vit. Ça va changer fondamentalement le modèle de l’assurance. Un individu va pouvoir, grâce aux algorithmes dans son téléphone intelligent, déterminer de quel type d’assurance il a besoin en lien avec ses données personnelles, et non pas celles de groupes de population qui ne sont pas toujours représentatifs.

Où en ­est-on dans l’intégration de l’analyse prédictive et des dispositifs de santé numérique dans les régimes d’assurance collective au ­Canada?

Nous sommes très peu avancés dans le domaine au ­Canada. Certains régimes ont introduit des bracelets ou des montres intelligentes de type ­Fitbit ou ­Apple ­Watch pour mesurer le niveau d’activité physique des employés.

De plus en plus d’employeurs offrent aussi des plateformes de télémédecine. Par contre, il n’y a pas vraiment de programme d’assurance ou de ­mieux-être qui tirent parti de dispositifs de santé connectée comme les tensiomètres, glucomètres ou saturomètres à l’heure actuelle. Aux ­États-Unis, ces programmes sont relativement répandus. Ils combinent généralement des applications mobiles et des dispositifs connectés. Il y a notamment ­Omada ­Health, qui est basé sur l’utilisation d’un ­pèse-personne connecté, et ­Propeller ­Health, qui a recours à des capuchons ­Bluetooth intégrés à des inhalateurs pour les gens qui souffrent d’asthme ou de maladies pulmonaires obstructives chroniques.

Comment ­peut-on expliquer ce retard par rapport aux ­États-Unis?

Le système de soins de santé canadien, où les professionnels de la santé tels que les médecins et les pharmaciens sont rémunérés à l’acte, ne favorise pas l’émergence de programmes de santé connectée basés sur la prévention. Un pharmacien dont le modèle d’affaires est fondé sur la vente de médicaments ne verra pas forcément d’un bon œil l’arrivée de programmes de santé numérique qui encouragent les gens à adopter de meilleures habitudes de vie, et donc à consommer moins de médicaments. Il faut un changement de paradigme. Dans le secteur privé, où l’employé et l’employeur sont les payeurs, je crois qu’il y a une meilleure compréhension des enjeux. C’est probablement là que le mouvement va s’enclencher.

« On n’a pas le choix de se tourner vers ces innovations. La façon dont on gère la santé des gens est totalement inefficace à l’heure actuelle. »

Roger Simard, Soins pharmaceutiques inc.

­Croyez-vous que les individus, eux, sont réceptifs?

Ils ne sont pas encore prêts parce que le niveau d’éducation est plutôt faible en matière de santé numérique, et même en matière de santé d’un point de vue général. Cela dit, lorsqu’on demande directement aux gens s’ils seraient prêts à utiliser des dispositifs de santé connectée pour faire le suivi de leur état de santé et de leurs maladies chroniques, la grande majorité d’entre eux se disent d’accord.

Les promoteurs de régime et les assureurs ­voient-ils la valeur ajoutée des programmes de santé connectée?

Je crois qu’ils n’ont pas encore réalisé les bénéfices que de tels programmes permettent de générer en matière de productivité des employés. Le problème, au ­Canada, c’est qu’il n’existe pas encore de programmes clé en main faciles à implanter pour les employeurs et les assureurs. La popularité grandissante de la télémédecine s’explique justement par le fait que des entreprises offrent un service clé en main aux employeurs. Aux ­États-Unis, la compagnie d’assurance virtuelle ­Oscar propose à ses clients toute la gamme de produits et de services de santé connectée disponibles sur le marché actuellement. Le modèle traditionnel de l’assurance au ­Canada n’en est pas encore là.

De quelle façon les employeurs et les assureurs ­pourraient-ils utiliser les données récoltées par le biais d’un programme de santé connectée pour améliorer leur offre en matière de protections de soins de santé?

À mon avis, l’employeur et l’assureur ne devraient pas avoir accès à ces ­données-là, même dépersonnalisées. En ­Europe, une nouvelle loi sur la confidentialité des données va d’ailleurs interdire aux compagnies d’assurance et aux entreprises d’offrir aux employés des dispositifs de santé connectée ou encore des capteurs d’activité physique. Il faut dire qu’aux ­États-Unis, ce genre de programmes ont été très critiqués parce que les employés qui refusent de participer doivent parfois payer des primes d’assurance plus élevées. On doit être très prudent dans la façon dont on introduit ces ­programmes-là dans les entreprises. Si on ne s’y prend pas de la bonne manière, beaucoup d’employés ne voudront pas participer, de peur que leurs informations personnelles soient en quelque sorte utilisées contre eux.

C’est une chose d’être récompensé si on adopte de saines habitudes de vie, mais ça en est une autre d’être pénalisé si on ne le fait pas. On doit éviter que les employés se sentent espionnés par leur employeur et leur assureur.

Dans ce cas, comment ces données ­devraient-elles être utilisées dans un contexte de régimes collectifs?

Ce que je crois, c’est que les données devraient toujours appartenir aux patients. En ­Estonie, ce sont les individus qui décident quelles informations ils veulent partager, et à qui ils veulent les partager, grâce à la blockchain. Dans un contexte de régime d’employeur, c’est l’employé qui devrait pouvoir choisir parmi un bouquet de services et de protections les options qui lui conviennent le mieux en fonction de ses propres données.

Les inquiétudes liées à la confidentialité des renseignements personnels ­risquent-elles d’être un frein majeur à l’émergence des solutions de santé numérique au pays?

Selon moi, ces réticences seront rapidement dissipées. L’utilisation de technologies hautement sécurisées comme la blockchain va rassurer les gens, tout comme les différentes législations sur la sécurité des données adoptées par les gouvernements. Par exemple, en 2017, ­Ottawa a introduit une loi qui protège la confidentialité des renseignements de nature génétique. Je ne crois pas que la question de la confidentialité soit un obstacle important.

Roger Simard

Les dispositifs de santé connectée sont souvent associés à la santé physique. Qu’en ­est-il de la santé psychologique?

En fait, c’est probablement l’aspect de la santé numérique qui va le plus impressionner les gens dans les prochaines années. Au moment où on se parle, des applications mobiles transforment un téléphone intelligent en véritable capteur de l’état de santé mentale de son utilisateur. Pour ce faire, elles mesurent différentes données, comme la rapidité à laquelle vous écrivez vos textos, le type de mots que vous utilisez, le nombre de conversations que vous avez dans une journée ou encore votre démarche. Si l’application constate que l’état de santé mentale tend à se détériorer, on peut intervenir avant que la situation ne devienne trop grave. Cette technologie permet aussi de déterminer si l’antidépresseur ou le médicament utilisé pour traiter le ­Parkinson ou la sclérose en plaques, par exemple, est vraiment efficace.

Les dispositifs connectés permettent de mesurer une foule de données biomédicales. Cela ne risque pas de susciter de l’inquiétude chez les employés relativement à leur état de santé?

Il y a un problème de perception. Beaucoup de gens dans le milieu de la santé croient que les patients vont devenir hypocondriaques si on leur communique leurs données médicales. Or, toutes les études confirment que lorsque le patient connaît ses données, il est plus susceptible de se responsabiliser par rapport à sa santé. Refuser de les partager, c’est perpétuer la tradition paternaliste de la médecine. Ça ne fonctionne pas.

Cela dit, il faut adopter la bonne approche. Au ­Québec, les citoyens peuvent consulter leurs résultats de tests de laboratoire et leur dossier pharmacologique par le biais de ­Carnet santé ­Québec. Ça, c’est le meilleur moyen de créer de l’anxiété chez les patients, car il s’agit de données brutes difficiles à interpréter. Ce qu’il faut faire, c’est plutôt de rendre accessible le dossier médial, qui contient les notes et l’interprétation du médecin. Pour en revenir aux dispositifs connectés, c’est certain que les entreprises qui conçoivent de tels produits doivent expliquer clairement aux clients que les données récoltées ne permettent pas de poser un diagnostic. Il s’agit d’informations qui doivent être interprétées par des professionnels de la santé.

Vous pensez que l’arrivée des solutions de santé numérique va réellement permettre d’améliorer la santé de la population?

On n’a pas le choix de se tourner vers ces innovations. La façon dont on gère la santé des gens est totalement inefficace à l’heure actuelle. On ne dispose d’aucune données en ce moment, et on ne peut pas améliorer ce qu’on ne mesure pas. Ce qui est incroyable, c’est que, même si près de la moitié du budget du gouvernement du ­Québec est alloué au secteur de la santé, il y a un manque de données pertinentes.


• Ce texte a été publié dans l’édition de décembre 2018 du magazine d’Avantages.
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