Beaucoup se dit et s’écrit sur la planification de la retraite, mais le vécu, voire le ressenti de cette transition importante du travail à la retraite, est beaucoup moins abordé. Le présent texte se veut une réflexion documentée sur le sujet, de la préparation de la retraite à sa réalité.

Pendant 40 ans, je me suis levé le matin pour aller travailler. Pendant 20 de ces 40 années, je me suis levé, en plus, pour m’occuper de mes enfants. Depuis un an, je me lève… à la retraite.

Comment aborder cette nouvelle étape de vie, une fois les folies de jeunesse passées et les obligations familiales et professionnelles remplies ? ­Avouons-le, je suis dubitatif à l’idée d’aborder cette longue dernière période de vie centrée essentiellement sur mon ­bien-être personnel.

La genèse

Dans les années suivant sa nomination à titre de premier chancelier d’Allemagne en 1871, ­Otto von Bismarck met en place un régime de retraite couvrant les travailleurs de son pays. Dans la foulée de la révolution industrielle, à l’époque où Karl ­Marx publie son manifeste, le nouveau chancelier veut ainsi calmer la grogne des travailleurs.

Ce régime est considéré comme le premier régime moderne de sécurité sociale. On prévoyait des prestations d’invalidité de même qu’un droit à des prestations de retraite à compter de 70 ans. C’est en 1916, au beau milieu de la période d’extrême tension de la ­Première ­Guerre mondiale, que les Allemands décrètent un âge de la retraite à 65 ans.

À la mise en vigueur du régime, l’espérance de vie en ­Allemagne était inférieure à 40 ans, et une large majorité des travailleurs décédaient avant de toucher leurs prestations de retraite. En 1913, les prestations de retraite ne représentaient que 8 % du nombre total de prestations versées1.

L’évolution

Ici, la première mouture universelle de la pension de la ­Sécurité de la vieillesse (PSV) date de 1952 et elle prévoyait le début des prestations à 70 ans. C’est en 1966, lors de l’entrée en vigueur du ­Régime de rentes du ­Québec (RRQ) et du ­Régime de pensions du ­Canada (RPC), que l’âge de retraite est ramené à 65 ans.

À ce moment, les travailleurs peuvent espérer recevoir leur rente du ­RRQ pendant 14 années en moyenne (13 ans pour les hommes, 16 ans pour les femmes). Une nette amélioration par rapport à la situation prévalant en ­Allemagne au début du vingtième siècle, où les prestations de retraite sont payées en moyenne pendant deux ans pour les hommes et trois ans et un mois pour les femmes1.

La situation a continué de s’améliorer depuis l’implantation du ­RRQ. Les rentes de retraite mises en paiement ces dernières années l’ont été à 63 ans pour une durée d’environ 22 ans. Toujours le fait de moyennes.

Le sens

Il faut évidemment se réjouir de cet allongement de la durée de la retraite, même s’il en découle deux questionnements majeurs : le coût de la retraite et le sens de la retraite. La question du coût est largement débattue. ­Concentrons-nous plutôt sur le sens de la retraite.

Quel est le sens de la retraite ? ­Est-ce le ­bien-être associé à la pratique des activités préférées, les rencontres amicales, les liens avec les enfants et petits-enfants et, pour les « chanceux », les voyages ?
En fait, qu’­est-ce que le bonheur dans les dernières années de la vie ?

Plaisir et bonheur

Des réflexions sur le bonheur évoquent « la disparition de conflits intérieurs, c’­est-à-dire le fait de se sentir en harmonie avec le monde qui nous entoure et avec ­nous-même »2. Bref, ­bye-bye boss… et les tâches astreignantes.

Mais une fois cela acquis, et ­au-delà des plaisirs du quotidien ? ­Deux conceptions du bonheur s’affrontent.

La conception davantage orientale (philosophie bouddhiste), caractérisée par le détachement : paix intérieure associée au ­lâcher-prise. Et la conception davantage occidentale (domaine de la psychologie positive), où le bonheur se fonde plus sur l’ancrage dans la collectivité.

Bref, « à l’orientale », des personnes préféreront prendre du recul, être actives dans un cercle restreint de personnes, pratiquer leurs activités préférées. Pour d’autres, plus « occidentaux », il s’agira plutôt de maintenir des relations signifiantes et porteuses de sens, non seulement pour eux, mais pour leur entourage et la société dans laquelle ils vivent : « utiliser nos forces uniques dans un but plus grand que ­nous-mêmes »3.

Mais ­peut-on concilier ces deux conceptions ? L’essayiste ­Matthieu ­Ricard associe le bonheur à un état de ­bien-être (soukha) caractérisé par la joie de cheminer vers la « liberté intérieure », et la bonté aimante qui « rayonne vers les autres »2. On peut d’ailleurs parler de corrélation entre altruisme et bonheur.

On aurait aussi pu aborder la question au regard du souhaitable équilibre entre intelligence cognitive (raisonnement) et intelligence émotionnelle (émotions)4, favorisant les nouvelles expériences, le développement de nos connaissances et le recours à ces connaissances et notre expérience pour rayonner autour de soi.

Et les framboisiers ?

En tant que cordonnier bien chaussé, j’ai travaillé à la retraite des autres, mais j’ai aussi préparé la mienne. Avec un « p’tit coin de paradis », où je cultive fruits et légumes, dont les framboises.
Tout comme les humains, les framboisiers se reproduisent au fil du temps. Les repousses prennent forme sous terre, pour devenir tiges, porteuses du merveilleux fruit, avant de sécher et mourir. Ce qui m’impressionne : simplement qu’ils produisent quelques fruits dans leur dernière année de vie, alors entachés par le dessèchement.

Contrairement aux framboisiers, notre dernière étape de vie s’étend sur plusieurs années. Et elle doit être marquée par un cheminement personnel, un véritable détachement progressif. Question de respecter nos capacités décroissantes. Mais également question d’apprivoiser la fin de la vie, et d’aborder la mort avec sérénité. La retraite est beaucoup plus que cela, mais c’est aussi cela.

En 1966, alors au tournant de la trentaine, ­Jean-Pierre ­Ferland écrivait :

Le jour, pour ce qu’il est
La vie, pour ce qu’elle vaut
Ça, c’est mourir sa vie
Et non vivre sa mort

­Jean-Pierre aura su faire rayonner l’amour et la vie jusqu’à la fin, tout en rentrant progressivement dans ses terres.

En conclusion

Les ­Allemands du deuxième ­Reich n’avaient pas ce luxe d’une longue retraite… et des questionnements en découlant. Ils arrivaient à la retraite épuisés, et le plus souvent malades. Ils ne pouvaient espérer survivre que quelques années de plus. Notre situation est différente.

Il faut espérer que, comme les étapes précédentes de la vie, notre retraite soit un cheminement. Qu’elle nous fasse vivre des expériences, et qu’elle nous amène ailleurs.

Espérons également qu’il s’ensuive un détachement progressif, gardant près de nous ce qui nous est le plus cher.

Denis ­Latulippe a exercé dans le domaine de la retraite : actuaire en chef et ­vice-président de la ­RRQ, actuaire principal auprès de l’ONU, président de comités de retraite, professeur d’actuariat à l’Université ­Laval. Il fait part de ses réflexions sur le sujet, maintenant qu’il a joint le rang des retraités.

Références
1. ­Mierzejewski, ­Alfred C. (2016), A ­History of the ­German ­Public ­Pension ­System — ­Continuity amid ­Change. Lanham : ­Lexington ­Books.
2. Ricard, M. (2004) ­Plaidoyer pour le bonheur. Paris : ­Pocket.
3. ­Seligman, ­Martin E.P. (2002). Authentic ­Happiness : ­Using the ­New ­Positive ­Psychology to ­Realize ­Your ­Potential for ­Lasting ­Fulfillment. New ­York, ­NY : ­Free ­Press.
4. ­Goleman, D. (1995). Emotional ­Intelligence : ­Why ­It ­Can ­Matter ­More than ­IQ. New York : ­Bantam ­Books.


• Ce texte a été publié dans l’édition de novembre 2024 du magazine Avantages.
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