Les rentes collectives n’ont jamais été aussi populaires au Canada, et il s’écoule rarement plus de quelques semaines avant qu’une nouvelle transaction de grande envergure ne soit annoncée. Mais ce ne sont pas tous les régimes de retraite qui sont chauds à l’idée de céder une part importante de leur actif à un assureur. Pour gérer le risque lié à leur passif, bien des promoteurs se tournent plutôt vers une solution cuisinée maison.

Aller au restaurant ou acheter un mets préparé, c’est bien pratique, mais cuisiner un bon petit plat à la maison, c’est beaucoup plus économique, et on sait exactement ce qu’il y a dans notre assiette. C’est un peu la même philosophie qui guide les caisses de retraite vers la tendance de l’heure en matière de gestion des risques : construire un portefeuille de rentes, à même la caisse, calqué sur les stratégies d’investissement des assureurs.

« ­Les caisses de retraite ont deux grandes options : gérer les risques à même le régime, ou alors les transférer à l’extérieur du régime », résume ­Mathieu ­Tessier, directeur général, relations avec la clientèle, ­Solutions prestations déterminées à la ­Financière ­Sun ­Life. « ­Avec les rentes collectives, on transfère tous les risques d’investissement et démographiques. Avec des placements à l’intérieur du régime, on peut mettre l’actif et le passif ensemble. Le choix que font les promoteurs dépend de leur niveau de confort à continuer de gérer ces risques. »
C’est avant tout l’argument économique qui réussit à convaincre bien des caisses de retraite de continuer à gérer les risques de placement à même leur régime.

« ­Le rendement d’un portefeuille de rentes à assembler ­soi-même est de 80 à 100 points de base plus élevé que celui des rentes collectives sans rachat des engagements (­buy-in), affirme ­Maxime Carrier, ­vice-président, gestion ­actif-passif à ­Gestion de placements ­TD. Pour une tranche de 100 M$ de rentes, ça représente des économies d’environ 10 M$. »
Comparativement aux rentes collectives, une telle stratégie est également plus flexible, car elle permet au promoteur de garder le contrôle sur ses actifs, ­ajoute-t-il.

« ­Ultimement, l’achat de rentes a encore beaucoup de sens, mais à court terme, si on gère bien ses investissements, on est capable d’aller chercher un rendement supplémentaire, renchérit ­Dany ­Lemay, directeur principal, investissements à ­Willis ­Towers ­Watson. ­Veut-on rapporter un profit à une compagnie d’assurance alors qu’on est capable de gérer le risque ­nous-même avec des frais très raisonnables ? »

Même si l’achat de rentes collectives demeure une tendance forte dans le marché, l’actuaire a constaté un certain ralentissement au cours des trois ou quatre dernières années, soit depuis l’entrée en vigueur de la loi 29 au ­Québec, qui a mis fin au financement des régimes basé sur la solvabilité.
« L’environnement législatif actuel a allégé le fardeau des régimes, ­dit-il. La volatilité du niveau de cotisation d’une année à l’autre était le principal enjeu auparavant, et c’est ce qui avait poussé plusieurs caisses à souscrire des rentes. Maintenant que leur taux de cotisation est plus prévisible, elles peuvent envisager d’autres options. »

L’IGP revisité

Tout comme les grands chefs qui revisitent d’humbles recettes traditionnelles pour les transformer en plats gastronomiques, les gestionnaires de fonds ont actualisé leurs stratégies d’appariement ­actif-passif au cours des dernières années. Clairement, ces stratégies n’ont rien de nouveau : les caisses de retraite ont intégré les solutions d’investissement guidé par le passif (IGP) depuis déjà bien longtemps. Différents facteurs ont toutefois mené à leur évolution récente.

« ­On considère l’IGP dans un contexte plus large aujourd’hui. On ne parle plus uniquement de stratégies d’immunisation au sens strict, note ­Dany ­Lemay. Le déploiement des stratégies d’IGP a changé, l’objectif est à plus long terme. »
Avec le nouveau cadre de financement des régimes de retraite au ­Québec, l’objectif n’est plus tant de gérer la volatilité à court terme que de générer des revenus stables à long terme, explique ­Maxime Carrier.

« ­Un portefeuille de rentes construit au sein de la caisse est une stratégie qui se situe quelque part entre l’approche traditionnelle, qui consiste à obtenir un rendement absolu, et l’approche ­IGP pure, qui consiste à surveiller constamment la sensibilité du passif aux variations de taux d’intérêt, ­dit-il. On n’est plus vraiment dans la couverture de taux à court terme, mais plutôt dans l’obtention d’une fourchette de rendements étroite à long terme. On peut ainsi saisir davantage d’occasions. »
Par contre, pour les caisses plus matures qui fermeront à plus courte échéance, l’approche d’IGP plus classique demeure d’actualité, ­poursuit-il.

« L’étiquette ­IGP a ­peut-être perdu un peu de son attrait. L’IGP est aujourd’hui perçu dans le marché comme une stratégie d’appariement très stricte des flux monétaires, indique ­Mathieu ­Tessier. Mais l’IGP peut être beaucoup plus flexible que ça. »

Qu’elles soient plus traditionnelles ou plus novatrices, les stratégies d’IGP n’ont pas vraiment perdu de leur lustre, estime pour sa part ­Michel ­Jalbert, ­vice-président directeur, développement des affaires et partenariat avec la clientèle à ­Addenda ­Capital. « ­La nouvelle réglementation a un peu diminué l’attrait des stratégies d’IGP pour les régimes de retraite, mais pas énormément. J’ai ­moi-même été surpris. Je pensais qu’on assisterait à un retour du balancier vers des stratégies à long terme plus traditionnelles, mais la réalité, c’est que les règles comptables continuent de s’appliquer pour les promoteurs. On n’a pas assisté à un virage à 180 degrés. »

La dette privée, l’ingrédient magique

Ajouter des épices ou herbes fraîches à un plat permet souvent d’en rehausser la saveur, de la même façon qu’introduire un nouvel instrument financier dans un portefeuille peut en décupler l’efficacité.
Ce qui rend aujourd’hui possible la création d’un portefeuille de rentes performant à même les caisses de retraite, c’est principalement l’accès élargi aux titres de dette privée. Il n’y a encore pas si longtemps, ces outils étaient difficiles d’accès pour les caisses de retraite et demeuraient la chasse gardée des assureurs.

« ­Les titres de créance privée sont un ingrédient de choix pour être adossés à un passif actuariel », indique ­Louis ­Bélanger, gestionnaire de portefeuille, dette privée, à ­Gestion de placements ­TD.
Comme de fait, jusqu’à la moitié d’un portefeuille de rentes typique est constitué de dette privée. Les obligations gouvernementales et les obligations de société se partagent l’autre moitié à parts environ égales.

L’illiquidité des titres de créance privée génère un rendement supérieur à celui des obligations de société négociées sur les marchés publics. Les obligations du gouvernement du ­Canada ou des provinces permettent quant à elles d’aller chercher de la durée et fournissent un peu de liquidité dans l’éventualité où il faudrait un jour réorienter le portefeuille.

Répartition d’actif typique d’un portefeuille de rentes  au sein d’une caisse de retraite

Source : Gestion de placements TD

« C’est grâce aux rendements supérieurs générés par la dette privée que nous sommes en mesure de diminuer les coûts d’une telle stratégie et de la rendre avantageuse face à un achat de rentes auprès d’un assureur », soutient ­Louis ­Bélanger.
Les caisses de retraite sont aussi moins méfiantes face aux produits dérivés qu’autrefois, ce qui permet d’inclure des stratégies de superposition, poursuit ­Michel ­Jalbert. « ­On peut ainsi avoir une exposition synthétique à d’autres catégories d’actif comme les actions ou les hypothèques commerciales tout en réduisant le risque lié au taux d’intérêt. »

Un défi se profile tout de même à l’horizon : avec les assureurs, les gestionnaires d’actif et maintenant les caisses de retraite lancés dans la course aux titres de dette privée et d’obligations de société de haute qualité, la concurrence est féroce. « ­La demande énorme crée un phénomène de rareté sur le marché, ce qui fait grimper les prix », observe ­Michel ­Jalbert.

Une saveur similaire, mais pas identique

Même s’il est possible de reproduire le plat d’un grand restaurant à la maison, certaines subtilités risquent de ne pas être parfaitement reconstituées.
De la même façon, un portefeuille de rentes « cuisiné maison » est très similaire au portefeuille ­sous-jacent des rentes ­buy-in proposées par les assureurs. Par contre, ces dernières éliminent complètement les risques de placement ainsi que le risque de longévité, ce qui n’est pas le cas d’une stratégie d’IGP.

« ­Le risque de longévité n’est pas couvert directement, mais le rendement supplémentaire généré par la stratégie par rapport aux rentes ­buy-in peut servir à couvrir le risque de longévité », mentionne ­Maxime ­Carrier. Quant au risque de marché, il est « quasi nul » avec un portefeuille bien apparié, ­ajoute-t-il.

Quoique les titres de dette utilisés dans le cadre des stratégies d’IGP soit de qualité investissement, le risque de crédit demeure lui aussi présent. « ­Si l’émetteur d’une obligation fait défaut, le régime peut perdre de l’argent avec une stratégie de placement, alors que c’est le problème de l’assureur avec des rentes ­buy-in », explique ­Mathieu ­Tessier.

Bref, le niveau de sécurité d’une rente ­buy-in demeure supérieur à une stratégie de placement à même la caisse de retraite, mais cette sécurité a un prix. Bien entendu, les assureurs se prévoient une marge bénéficiaire, mais le cadre réglementaire plus strict dans lequel ils évoluent exerce aussi une pression à la hausse sur les coûts.

« ­Contrairement aux réglementations provinciales sur les régimes de retraite, la réglementation fédérale sur les compagnies d’assurance ne nous permet pas d’enregistrer un déficit dans un portefeuille de rentes collectives, explique ­Mathieu Tessier. Le portefeuille d’un assureur doit en tout temps être provisionné entre 105 et 110 %, alors que les régimes de retraite peuvent adopter des stratégies de placement un peu plus risquées, car ils ont la possibilité de cotiser de nouveau si les choses tournent mal. Les assureurs ne peuvent pas retourner cogner à la porte du promoteur quelques années après avoir conclu un contrat de rentes collectives. »

Selon ­Maxime ­Carrier, la construction d’un portefeuille de rente à l’intérieur d’un régime devient avantageuse lorsque cela permet de dégager des économies d’environ 5 à 10 % par rapport à une souscription de rentes ­buy-in.

Les arguments économiques ne sont cependant pas les seuls qui méritent d’être considérés. « ­Beaucoup de facteurs entrent en ligne de compte dans la décision, insiste ­Michel Jalbert. Le régime ­est-il fermé ou ouvert ? ­Dans quelle juridiction se ­trouve-t-il ? ­Quel est son degré de maturité ? ­Sa situation financière ? »

Plus encore, il ne faut pas négliger les questions plus philosophiques ou culturelles. Certains promoteurs n’ont ­peut-être pas les ressources ou l’envie de gérer un portefeuille de rentes à même la caisse de retraite. « ­En achetant des rentes, on se débarrasse du ­casse-tête de la gestion du régime, ce qui n’est pas le cas avec les stratégies d’IGP », indique ­Michel ­Jalbert.

Pour d’autres promoteurs, l’achat de rentes est perçu négativement. « ­Ils considèrent ça comme un désengagement. Et préfèrent conserver le contrôle sur leur actif », note ­Dany ­Lemay.
Les caisses les plus indécises pourraient toujours pencher vers une solution qui allie l’IGP et les rentes ­buy-in. « ­Par contre, la portion du portefeuille qui n’est pas couverte par les rentes sera alors beaucoup plus exposée au risque de taux d’intérêt », ­prévient-il.

Se préparer à l’inévitable

Dans le cas des régimes fermés, arrivera un jour où le dernier participant actif prendra sa retraite. L’achat éventuel de rentes avec rachat des engagements (­buy-out) s’imposera de ­lui-même. Les régimes qui se sont construits au fil des années un portefeuille de rentes similaire à celui des assureurs auront alors un avantage. Plutôt que de devoir liquider son portefeuille pour payer les rentes en espèces, une caisse de retraite peut transférer, du moins en partie, les titres qu’elle détient en portefeuille à l’assureur.
« ­On est tous à la chasse aux bons actifs à revenu fixe, souligne ­Mathieu ­Tessier. Lorsqu’une caisse de retraite vient au marché avec un portefeuille attrayant pour les assureurs, elle pourrait bénéficier d’économies sur le prix d’achat des rentes collectives. »

Cela dit, une stratégie d’IGP bien construite n’est pas nécessairement un tremplin vers un achat de rentes ­buy-out à court terme. « ­Aux ­États-Unis, plusieurs régimes ont mis en place des stratégies d’IGP à très long terme qui ne laissent que de très faibles risques résiduels. Le régime tombe en hibernation jusqu’à la souscription de rentes ­buy-out », illustre ­Mathieu ­Tessier.

Pour les caisses de retraite qui ont encore 10 ou 15 ans devant elles, voire plus, la création d’un portefeuille de rentes à même le régime est donc une voie à considérer. « ­Quand un régime achète des rentes ­buy-in, c’est un peu comme si elle choisissait tout de suite son vendeur de rente ­buy-out, affirme ­Louis ­Bélanger. Mais dans 15 ans, la concurrence sera ­peut-être plus forte entre les assureurs, à l’avantage des régimes. D’ici là, il y a un coût d’opportunité à se créer ­soi-même son portefeuille de rentes. » À l’image d’un bon petit plat maison qu’on laisse mijoter longtemps.


• Ce texte a été publié dans l’édition de mars 2020 du magazine d’Avantages.
Vous pouvez également consulter l’ensemble du numéro sur notre site Web
.