L’ampleur d’un éventuel ralentissement économique au Canada et aux États-Unis, de même que le moment de sa survenue, ont animé les débats lors de la Soirée des prévisions de l’ARASQ jeudi dernier.

« L’économie se trouve actuellement à un point d’inflexion critique et structurel, a affirmé d’emblée Frances Donald, économiste en chef à Gestion de placements Manuvie. La croissance du crédit n’a jamais été aussi faible sans qu’elle n’entraîne une contraction économique. »

Soulignant que 20 % des banques centrales à l’échelle mondiale ont déjà commencé à réduire leur taux directeur, elle estime néanmoins que la tendance vers une certaine démondialisation et le rôle plus grand joué par les facteurs d’offre dans l’économie auront un effet à la hausse sur l’inflation dans les prochaines années.

Fidèle à son discours des derniers mois, l’économiste François Trahan a de son côté continué de marteler qu’un atterrissage en douceur après un cycle de hausses de taux de la Réserve fédérale américaine était un scénario hautement improbable. « C’est ce que les marchés prévoyaient en 2000 et en 2007-2008. Dans les deux cas, on a plutôt eu droit à une récession », rappelle-t-il.

Selon lui, la survenue d’un marché baissier dépend essentiellement des anticipations de bénéfices des entreprises. Or, lors des 13 derniers cycles de resserrement monétaire de la Fed, un seul n’a pas conduit à une baisse de ces anticipations. « Ce n’est pas un scénario impossible, mais il est très peu plausible dans le contexte actuel », juge M. Trahan.

L’économiste ajoute qu’il s’écoule toujours deux ans suivant le début d’un cycle de resserrement du taux directeur de la Fed avant que ses effets ne soient totalement assimilés par l’économie. Ce moment n’est pas encore tout à fait arrivé, puisque la banque centrale américaine a relevé pour la première fois son taux directeur en mars 2022.

En conséquence, François Trahan prévoit des années difficiles : un ralentissement en deuxième moitié d’année 2024, suivie d’une année 2025 pénible. La reprise des anticipations de croissance des bénéfices n’arriverait qu’en 2026, soit plus de deux ans après la dernière hausse du taux directeur de la Fed.

Légèrement plus optimiste, Sébastien Rhéaume, directeur principal et membre fondateur d’AlphaFixe Capital, évalue à 50 % le risque d’une récession aux États-Unis, récession qui se matérialiserait toutefois davantage en 2025 qu’en 2024. Bien qu’il soit d’accord avec son co-panéliste François Trahan sur le fait qu’un cycle de resserrement monétaire de la Fed « se finit presque toujours par une récession », M. Rhéaume juge tout de même qu’elle n’est pas inévitable cette fois-ci.

Il note par exemple que les secteurs de la construction et de la fabrication sont en croissance, alors qu’il s’agit pourtant d’industries très cycliques. Le faible endettement des ménages américains (moins de 10 % de leurs revenus sont consacrés au service de la dette, un creux historique) contribue également à la résilience de l’économie américaine. Un point d’inquiétude demeure cependant : « Le déficit public des États-Unis a atteint un niveau inégalé en période d’expansion économique », indique M. Rhéaume.

Le portrait est moins favorable de ce côté-ci de la frontière. « Le Canada est l’un des rares pays où les ménages ont continué de s’endetter après la crise de 2008, la part de leur revenu dédié au service de la dette atteint 15,2 % », fait-il remarquer.

Les Canadiens sont aussi plus vulnérables aux variations de taux d’intérêt en raison des prêts hypothécaires, dont les taux sont renégociés tous les cinq ans au maximum. En comparaison, les Américains conservent le même taux d’intérêt sur l’ensemble de la durée de leur prêt hypothécaire. « Les consommateurs canadiens souffrent davantage, et cela a un impact sur l’économie, souligne Sébastien Rhéaume. Le Canada est soit en récession, soit au bord de l’être. »

Désuète, la cible de 2 % ?

Tout au long de la soirée, les panélistes ont remis en question la fameuse cible de 2 % du taux d’inflation qui guide la plupart des décisions prises par les banques centrales.

« La philosophie du 2 % est un peu inventée. Les banques centrales devront peut-être accepter des taux d’inflation plus élevés, juge Frances Donald. La réalité, c’est que c’est davantage grâce à la mondialisation de l’économie et à la démographie qu’aux banques centrales si on a eu un taux d’inflation stable pendant longtemps. »

Maintenant que la destinée de l’économie mondiale est davantage déterminée par des facteurs d’offre, le taux directeur des banques centrales n’est plus un levier aussi puissant pour contrôler l’inflation, ajoute-t-elle.

« Les banques centrales ont peut-être encore l’ambition d’atteindre 2 % d’inflation, mais elles ne voudront probablement pas faire souffrir l’économie outre mesure pour atteindre cette cible et vont tolérer un taux plus élevé », croit de son côté Sébastien Rhéaume.

N’empêche que les taux d’intérêt élevés actuels pourraient avoir des implications à long terme. Le refinancement des dettes à des taux plus élevés risque d’être fatal pour certaines entreprises. « Ça fait longtemps qu’on n’a pas eu une vraie purge au sein des entreprises du fait qu’on a évolué pendant une longue période dans un environnement où le capital ne coûtait rien », soutient M. Rhéaume.