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Les maladies mentales coûtent 50 milliards de dollars par année, selon la Commission de la santé mentale du Canada. Les services de santé des provinces épongent le gros de la facture, presque 44 milliards, mais les entreprises canadiennes écopent de 6,3 milliards de dollars en heures perdues et en congés de maladie. Le sociologue Alain Marchand, chercheur et professeur à l’École de relations industrielles de l’Université de Montréal, a consacré sa carrière à comprendre les causes de l’épuisement professionnel — le fameux burnout — et de la détresse psychologique en milieu de travail.

De 2009 à 2012, il a codirigé l’importante étude SALVEO sur la santé mentale au travail, menée dans 63 entreprises et auprès de 2 100 personnes qui ont répondu à plus de 300 questions. «La santé mentale au travail est un problème énorme, mais elle n’est pas uniquement la faute des entreprises», conclut le chercheur, qui est également porte-parole du Mouvement Santé mentale Québec. L’actualité l’a rencontré à son bureau à l’Université de Montréal.

Dans les entreprises canadiennes, la santé mentale représente le tiers de toutes les demandes de prestations d’invalidité, mais vous dites que le travail n’est pas seul en cause…

On a longtemps cru que le travail et la maison étaient compartimentés, et donc qu’en entrant au travail on laissait derrière ses problèmes personnels. Notre étude a prouvé le contraire. Bien sûr, le travail à lui seul peut provoquer la détresse psychologique, l’épuisement professionnel, voire la dépression, mais il existe des déclencheurs externes, comme des problèmes familiaux, sociaux ou d’estime de soi, ou même la consommation d’alcool. Quand une entreprise tente de gérer ses ressources humaines sans tenir compte de ce que vivent ses employés en dehors du travail, la santé mentale des employés en souffre.

Par exemple?

Dans une entreprise où nous avons mesuré des taux très élevés de détresse psychologique, des symptômes de dépression et des dépressions, nous avons remarqué que la très grande majorité des employés vivaient seuls et n’avaient pas vraiment de vie sociale en dehors du travail. Nous avons proposé à l’entreprise de prévoir quelques activités permettant aux gens de construire un réseau social à l’intérieur du milieu de travail. Les dirigeants se sont alors rendu compte que leur entreprise n’offrait aucune activité pour favoriser les échanges amicaux entre employés — même pas de party de Noël!

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En disant que le travail n’est pas seul en cause, est-ce que vos recherches ne déresponsabilisent pas un peu les entreprises quant à la santé mentale de leurs employés?

On n’essaie pas de diminuer le rôle du travail dans les problèmes de santé mentale. On essaie de voir sur quoi on peut vraiment intervenir. Un épuisement professionnel n’est pas forcément provoqué par le milieu de travail. La véritable cause peut être un divorce, un décès, pas le travail. Le fait de le savoir permet de se concentrer sur les vrais problèmes dans l’établissement.

La santé mentale, c’est une affaire d’équilibre. Notre étude a montré que, contrairement à l’idée reçue, le fait d’avoir de très jeunes enfants est un facteur positif pour la santé mentale! Mais si l’enfant a des problèmes, comme une maladie, des difficultés à l’école, voire un début de toxicomanie, la santé mentale de l’employé s’en ressent au travail. Et si l’employé travaille trop et que son travail envahit la sphère familiale ou personnelle, ce n’est jamais bon pour la santé mentale. Il faut donc examiner la situation lucidement.

Oui, mais jusqu’où aller? Un employé peut bien dire à l’entreprise de se mêler de ses affaires. Après tout, c’est sa vie privée…

Il faut s’intéresser à la vie personnelle des employés, sans s’immiscer dans leur vie privée, mais dans la mesure où elle affecte leur santé au travail. Ce qui se passe à l’extérieur peut avoir des répercussions directes sur l’entreprise. Ça se manifeste par la productivité. Plus la santé mentale d’un employé est affectée, plus les absences et les congés de maladie sont nombreux. L’entreprise a donc intérêt à avoir une idée de ce que vivent ses employés en dehors du travail, afin de pouvoir intervenir et même prévenir.

Prévenir, c’est possible, même au travail?

Notre étude a montré que les entreprises avec les plus bas taux de réclamations pour cause de santé mentale pratiquent une gestion «intégrée» du problème. Elles communiquent avec leurs employés sur les facteurs de stress. Elles encouragent les saines habitudes de vie, comme l’exercice et la bonne nutrition. Et elles cherchent à améliorer les conditions de travail, par exemple en permettant la participation aux décisions.

Qu’est-ce qui marche le mieux?

Un seul programme n’a pas d’effet: il faut un ensemble de mesures. Nous avons examiné l’influence des programmes de sensibilisation sur le stress, l’épuisement, et quoi encore. Eh bien! S’il n’y a que ça, les taux de réclamations restent inchangés. Mais on mesure des effets si, en plus, l’entreprise agit sur ses pratiques, comme la réduction de la charge de travail, par exemple, ou le temps alloué à chaque tâche, ou l’élimination des demandes conflictuelles au travail. Quand le travail est gratifiant, qu’il apporte des perspectives de carrière et de la reconnaissance, c’est très bon pour la santé mentale. Et tout va mieux quand on est sollicité pour élargir nos compétences et les utiliser, quand on peut apprendre de nouvelles choses, quand le travail n’est pas routinier et que l’entreprise utilise notre potentiel.

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Au Canada, 56 % des employeurs se disent «très préoccupés» par la hausse de réclamations reliées à la santé mentale. Mais agissent-ils en conséquence?

Je ne connais pas d’employeur qui mette sciemment ses employés à risque de maladie mentale, mais les PME manquent de moyens pour gérer les problèmes qui se présentent. J’ai constaté que la façon dont l’entreprise est assurée a de l’importance. Les entreprises s’assurent contre l’absentéisme et les congés de maladie. Or, quand cette assurance est à taux fixe, l’entreprise paie le même prix, peu importe le nombre de réclamations — et cela ne l’encourage pas à s’attaquer au problème. Mais quand le prix de l’assurance est proportionnel au taux de réclamations, les dirigeants prennent conscience que la santé mentale a des répercussions sur la facture d’assurance et sur la productivité — et qu’ils ont intérêt à agir!

Gérer la santé mentale du personnel, c’est compliqué, non?

Ça peut être très simple. On peut mettre sur pied des rencontres sur une base mensuelle avec les employés, pour voir comment ça va. Si ça ne va pas et qu’on perçoit que le travail en souffre, on peut faire des suggestions, diriger l’employé vers des ressources externes ou internes.

Une autre de vos études mesurait le taux de cortisol — l’hormone du stress — dans la salive des employés. Le but est-il de cibler les personnes à risque d’épuisement professionnel?

Non. Il s’agissait de démontrer aux employeurs que les employés qui se plaignent de leur santé mentale ne sont pas des plaignards et qu’ils sont aux prises avec un vrai problème. Le cortisol est une hormone produite en réaction au stress, et elle fluctue constamment selon les événements. Notre étude démontre que les symptômes éprouvés par un employé s’accompagnent de manifestations physiologiques mesurables. Nous avons tout de suite compris que cela serait utile pour convaincre les employeurs qu’ils ne sont pas devant un problème imaginaire, et que la mesure des symptômes de détresse, de dépression et d’épuisement est un outil valide.

Pourrait-on envisager la mise en place de normes sur le stress?

J’en rêve! Au Canada, il y a des normes pour l’exposition à la poussière, à la chaleur, mais rien en matière de stress. Les pays scandinaves, eux, se sont donné des outils légaux et des normes pour maîtriser les risques psychosociaux au travail par les conditions de travail, la latitude décisionnelle, la charge de travail. J’aimerais bien voir arriver au Canada ce type de norme-là. Mais quel serait le seuil où le stress devient problématique? Établir ce point est un des objectifs sur lesquels on aimerait travailler. Il s’agirait de trouver la norme et de la faire respecter par les entreprises.

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