Alors que nous avons cru qu’il s’agissait d’une « mesure d’urgence temporaire », le télétravail s’impose depuis plus d’un an et demi déjà, et sa popularité a été propulsée vers les plus hauts sommets. Ses retombées ont, d’une part, bouleversé l’organisation du travail et, d’autre part, donné lieu à une remise en question de certains choix personnels.

Par exemple, la proximité du lieu de travail ayant perdu de son importance dans l’équation de la qualité de vie, nous assistons à une forme d’exode urbain. L’accès à la propriété, les grands espaces, les avantages pour la famille, voilà de nombreux motifs expliquant l’attrait grandissant des régions.

Une grande question se pose : devrait-on ajuster les salaires en fonction du lieu de résidence?

Éléments à considérer

Les lois américaines et canadiennes

Des géants américains, comme Google et Facebook, ont annoncé une diminution de salaire aux employés qui déménageraient hors de la Silicon Valley pour refléter le coût de la vie moindre du nouveau lieu de résidence. Voyant la position adoptée par leurs voisins du Sud, des organisations canadiennes se demandent maintenant si elles devraient en faire autant.

Les lois du travail canadiennes sont toutefois différentes des lois américaines. Ainsi, au Canada, un employeur ne peut baisser substantiellement le salaire d’un employé de façon unilatérale. Cependant, il peut mettre en place des échelles salariales basées sur l’emplacement du bureau, ce qui pourrait avoir pour effet de diminuer les coûts de main-d’œuvre et, éventuellement, de ralentir la progression salariale des employés visés. L’utilisation d’échelles salariales selon le coût de la vie est d’ailleurs une pratique qui existe déjà, particulièrement au sein des entreprises nationales et internationales. Il sera donc intéressant de voir si ce type de pratique prendra éventuellement de l’ampleur.

Le secteur d’activité et le type d’emploi

Bien que l’ajustement salarial en fonction du lieu d’habitation suscite l’intérêt en ce moment, il reste que, dans les faits, cette pratique ne vise pas la majorité des employés canadiens dont la présence sur le lieu du travail est exigée pour beaucoup de secteurs tels que les manufactures, les services essentiels, les transports, l’entreposage, les sciences et l’éducation. Le télétravail en permanence est une option possible pour une minorité d’employés occupant principalement des emplois professionnels.

Les organisations tentées par l’implantation d’échelles salariales régionales doivent inclure plusieurs éléments à leur réflexion, notamment :

  • La perception d’équité en présence de politiques de rémunération par groupe d’employés
  • Le traitement salarial des emplois requérant une présence physique et des emplois permettant le télétravail
    • La rémunération des employés dont la nature de l’emploi impose une présence physique sur les lieux du travail, donc ayant moins de flexibilité
    • La rémunération des employés syndiqués et les effets sur les conventions collectives; la flexibilité ne sera peut-être pas aussi grande
  • L’intégration des éléments de la politique salariale en tout respect des différentes lois portant sur l’équité salariale

La culture d’organisation

Si l’intelligence collective, prise au sens large, est au centre de la culture organisationnelle, l’employeur n’a sans doute pas intérêt à faciliter l’éloignement de ses employés. La création de liens forts doit être encouragée et valorisée par le travail d’équipe, la collaboration et la performance de groupe, ce qui peut devenir difficile si les employés sont de moins en moins présents au bureau. Dans un contexte d’après-pandémie, comment devra-t-on gérer les dossiers d’employés qui ont pris la décision de déménager loin du lieu de travail pendant la période de confinement?

La concurrence sur le marché des talents

Une diminution des salaires pourrait être perçue comme de l’opportunisme de la part d’un employeur qui veut réduire ses coûts de main-d’œuvre. La pénurie de talents étant toujours un enjeu d’actualité, une telle pratique pourrait nuire à l’image d’une organisation, surtout dans un contexte où un concurrent offrirait la possibilité de travailler à distance, sans ajustement à la baisse du salaire. En raison de la popularité grandissante du télétravail, plusieurs organisations songent à officialiser et à faire connaître leur politique de télétravail pour élargir leurs bassins de recrutement de talents.

Par ailleurs, bien que l’employeur ne puisse diminuer unilatéralement les salaires de façon importante, certains employés souhaiteront peut-être amorcer une discussion sur le sujet afin de conserver le privilège du télétravail. Une organisation pourrait profiter de l’occasion pour renforcer son image de marque en adoptant une position d’ouverture et de flexibilité à l’égard de ces demandes.

L’administration

Gérer la rémunération selon le lieu de résidence de l’employé pourrait s’avérer plus complexe qu’il n’y parait.

D’abord, il faut assurer la vigie des relocalisations et analyser le coût de la vie de chaque région où les employés se sont établis. Une telle structure qui multiplie le nombre d’échelles salariales peut devenir lourde à administrer.

Ensuite, il ne faut pas négliger la gestion des exceptions, comme celle de l’employé qui a plus d’une résidence (par exemple, une en ville et une à la campagne), ou encore celle de l’employé qui réside ou déménage entre deux zones géographiques ayant des échelles salariales différentes (par exemple, un employé qui habite entre Toronto et Montréal).

Finalement, il y a l’effet domino selon lequel une décision en entraîne une autre, etc. Par exemple, si 50 % des employés optent pour le télétravail de façon permanente, l’employeur voudra probablement réorganiser les espaces de travail : réduire l’espace, transformer pour accommoder, favoriser les espaces partagés, etc. Voudra-t-on allouer un certain montant aux employés en télétravail afin qu’ils soient adéquatement équipés, par exemple en meubles et en matériel informatique?

Vers de nouvelles formes d’équité

Équité interne

La diminution du salaire des employés qui font le choix personnel de s’établir dans une région où le coût de la vie est moindre pourrait nourrir une perception d’iniquité. Peu importe où il est, si l’employé fait le même travail et que sa fonction et sa contribution ont toujours la même valeur, alors comment justifier une diminution salariale? Il est important de rappeler que lorsqu’un employeur détermine la rémunération liée à un emploi, il évalue d’abord la valeur de cet emploi par rapport aux autres emplois de la structure. C’est le concept de l’équité interne.

Équité locale, régionale et nationale

À la lumière des nouvelles possibilités de télétravail qui se démocratisent, il ne serait pas étonnant d’observer, au cours des prochaines années, que deux emplois équivalents dans deux régions différentes aient accès au même potentiel de rémunération. La possibilité de travailler de n’importe quelle région du pays pourrait mener à une équité à l’échelle nationale. À court terme, pour des raisons fiscales, culturelles et administratives, il serait étonnant d’observer un changement important quant à l’équité internationale. Toutefois, à moyen et long termes, notamment pour les emplois professionnels et de direction, on pourrait voir les écarts de coûts de main-d’œuvre diminuer, voire disparaitre, entre les différentes provinces et villes canadiennes.

Équité sociétale

La pandémie a également mis en lumière ce qu’on pourrait appeler l’équité sociétale, c’est-à-dire la valeur des emplois dans notre société. Pendant la crise, la valeur accordée à certains emplois a considérablement évolué, que ce soit dans les services essentiels (santé, chaîne d’approvisionnement, industrie alimentaire, etc.) ou dans des domaines qui nous permettent en ce moment de garder le moral et de persévérer face à la situation (restauration, esthétique, divertissement, etc.). Dans un futur rapproché, la valeur relative de ces emplois, cantonnée jusqu’à présent dans un marché de référence spécifique et imperméable, pourrait être teintée de leur importance dans un écosystème plus large.

Équité personnalisée

Depuis quelques années, une nouvelle forme d’équité sembler émerger : l’équité personnalisée. Les employés ont des attentes et des besoins différents. Ils apprécient la flexibilité et valorisent les options adaptables à la réalité de chacun. On pourrait alors parler d’une rémunération à la carte, ce qui n’est pas un concept nouveau. L’option du télétravail doit être analysée sous cet angle. Alors que certains ne jurent maintenant que par le télétravail, d’autres rêvent du jour où ils reviendront au bureau ou pensent qu’alterner entre ces deux options serait l’idéal pour eux. Les organisations ne pourront ignorer cette diversité des besoins, ou cette attente envers une équité personnalisée. Il deviendra donc de moins en moins possible pour un employeur d’avoir une offre de rémunération unique… et performante.

Équité des opportunités

Le travail d’un employé reste identique et a la même valeur, peu importe où il est effectué. Ainsi, un employé au bureau ne devrait pas, par sa simple présence, bénéficier de plus d’occasions professionnelles qu’un employé en télétravail. D’une part, on pourrait penser que l’employé présent au bureau sera favorisé par sa participation plus active à la vie de bureau ou simplement parce qu’il croise plus souvent les dirigeants de l’entreprise ou ses collègues dans les couloirs. D’autre part, si la présence au bureau et la collaboration font partie intégrante de la culture organisationnelle, une personne travaillant à distance n’aura peut-être pas la même contribution au sein de l’organisation.

Le retour des enjeux prépandémie

L’adaptation salariale selon le lieu de résidence est un sujet de discussion assez populaire en ce moment chez les experts du domaine. Il est si populaire qu’on en oublie presque les enjeux qui existaient avant la pandémie, et qui commencent déjà à resurgir. La pénurie de main-d’œuvre et la guerre des talents vont constituer des enjeux encore plus importants dans une économie post-pandémie en reconstruction. Il faudra également trouver des solutions pour maintenir le sentiment d’appartenance, dans un quotidien de distanciation physique et sociale. Se retrouver, partager des moments ensemble autrement que sur une plateforme virtuelle, rencontrer des clients en personne, brainstormer avec des collègues ou prendre un verre pour souligner les succès… ces activités devront retrouver une place dans l’expérience employé.

En conclusion

Les décisions prises par les organisations doivent tenir compte de l’aspect temporaire de l’actuelle période et éviter de cristalliser des solutions difficilement réversibles. L’adaptation des salaires selon le lieu de résidence n’est pas forcément la meilleure décision pour toutes les organisations. D’autres pistes de solutions pourraient être envisagées pour favoriser la flexibilité dans l’offre de rémunération globale. À titre d’exemple, il pourrait être possible de permettre le télétravail pendant une certaine période de l’année, ou encore, de le permettre de façon permanente en ajustant des composantes autres que le salaire direct, comme la bonification.

Une constante demeure : les organisations ont avantage à faire preuve de flexibilité dès maintenant. De plus, les décisions qu’elles prendront devront être cohérentes avec la culture de l’organisation, ses besoins opérationnels et sa vision à long terme.

Étienne Boucher est associé, rémunération chez Normandin Beaudry
Clara Pochard est conseillère adjointe, rémunération chez Normandin Beaudry