La hausse des coûts des régimes d’assurance-maladie et d’invalidité
est un problème qui préoccupe autant les employeurs que les assureurs.
Année après année, on constate une augmentation substantielle
des primes. Certaines entreprises parviennent difficilement à faire face
à ce phénomène. Dans certains cas, la situation semble
même sans issue.

Jusqu’à aujourd’hui, les stratégies utilisées pour contrer
cette haussse des coûts se limitent souvent à des interventions
de portée limitée. Soit que l’on cherche à diminuer le
nombre de réclamations en redéfinissant la structure du régime
d’indemnisation, soit que l’on tende à diminuer les dépenses liées
à l’administration des régimes.

En termes de gestion de l’invalidité, ce type d’intervention se résume
à une vision « mécanique » du problème, ce
qui risque de se traduire par une réduction du nombre d’agents d’indemnisation,
qui devront traiter davantage de demandes de prestations.

Or, de telles mesures demeurent de faible portée et risquent d’encourager
un traitement hâtif et superficiel des demandes de prestations. De plus,
ce genre de solution à court terme permet sans doute une économie
rapide, mais celle-ci peut facilement se trouver annulée par des conséquences
inattendues, provoquées par les changements apportés à
la structure du régime.

Des programmes fondés sur l’expérience
clinique

Le terme de «médecine fondée sur l’expérience clinique
» a été introduit par des cliniciens et des épidémiologistes
de la McMaster University, située à Hamilton en Ontario, dans
les années 1980. Le postulat de base de cette approche cherche à
prévoir les effets positifs ou négatifs d’une intervention médicale,
avant même son exécution. Bien que cette idée semble évidente
et puisse même paraître simpliste, son application n’est pas aussi
aisée qu’on peut l’imaginer. La médecine repose encore largement
sur l’intuition du praticien.

Malheureusement, dans plusieurs cas, l’intuition a pu conduire à
des pratiques ayant entraîné de fâcheuses conséquences.
Certes, on conçoit aisément que l’intuition ait un rôle
déterminant à jouer à l’intérieur du processus décisionnels
dans d’autres domaines que la médecine. Cependant, de plus en plus de
ces secteurs s’appuient sur des cadres de référence liés
à l’expérience clinique pour guider leurs décisions. Il
est maintenant possible de mettre ces cadres de référence à
contribution dans l’élaboration de programmes visant à favoriser
la santé, l’efficacité et la productivité des employés
au travail et à réduire l’absentéisme.

Le processus de décision basé sur l’expérience permet
de « convertir de l’information complexe provenant de milliers de cas
individuels en une estimation des risques facile à utiliser(Donald,
2002)». Le développement de la gestion et de l’entreposage des
données ainsi que l’accès électronique à de
grandes quantités d’information rendent les pratiques fondées
sur l’expérience clinique accessibles à plusieurs secteurs. Cellesci
permettent aux intéressés de prévoir les résultats
de décisions autrement difficilement vérifiables. La plupart des
interventions sont rarement efficaces à 100 %, car nous « ne sommes
pas vraiment faits pour deviner des probabilités partielles(Donald,
2002)».

Les approches basées sur l’expérience clinique nous permettent
de choisir des types d’intervention qui ont la meilleure des probabilités
de produire les résultats escomptés. Par exemple, il peut sembler
logique de vouloir rentabiliser son régime d’assurance médicaments
en refusant l’admissibilité d’un traitement ou d’un médicament
coûteux, ce qui devrait normalement entraîner une économie
substantielle. Pourtant, il pourrait arriver que cette restriction à
propos de l’admissibilité de tel ou tel médicament empêche
un employé d’accéder au traitement approprié à son
cas, ce qui pourrait avoir l’effet pervers d’augmenter encore davantage le coût
global nécessaire au maintien du régime collectif d’assurancemaladie
et d’invalidité. Une récente étude américaine menée
par Goldman, destinée à mesurer comment la variation des frais
partagés affecte la consommation des médicaments les plus utilisés
parmi les gens détenant une assurance privée conclut que «
des augmentations importantes de la participation aux coûts favorisent
la responsabilisation quant aux effets nocifs sur la santé en général».
Plus spécifiquement, ces chercheurs ont constaté que « l’augmentation
de la participation aux coûts avait conduit à une augmentation
de la fréquentation des urgences et des jours d’hospitalisation dans
les cas de diabète, d’asthme et de troubles gastriques ».

Considérant les coûts élevés reliés à
l’absentéisme ainsi qu’au versement de prestations d’invalidité,
il semble raisonnable d’admettre qu’un tel changement dans le régime
d’assurance-médicaments et d’invalidité entraînera une hausse
des coûts. Ceci illustre bien l’interdétermination des facteurs
impliqués en cas d’indemnisation pour cause de maladie. Sans une étude
préalable de l’expérience clinique disponible, l’intuition qui
nous avait d’abord poussé à vouloir diminuer les coûts en
apportant des modifications à la structure du régime aurait prévalu.

Plusieurs études ont aussi montré que les troubles psychologiques
majeurs pouvaient s’avérer très coûteux en termes d’invalidité
et entraîner une perte de productivité importante pour une entreprise.
La consommation d’antidépresseurs est souvent un facteur déterminant
quant à l’augmentation des coûts des médicaments dans
un régime donné. Ici encore, pour réagir à cette
situation, on serait tenté de restreindre l’accès à
ce type de médication.

Cependant, si on consultait les études cliniques déjà
existantes sur le sujet, on s’apercevrait que cette attitude n’est
peut-être pas celle qui convient. En 2000, Druss a déjà
comparé le coût de la consommation de médicaments chez des
employés atteints de dépression avec celle d’autres employés
atteints de maladies chroniques. Il s’est avéré que les
troubles dépressifs chez les hommes atteignaient jusqu’à
9,86 jours de maladie par année, ce nombre étant significativement
plus élevé que dans tous les autres cas.

Autre fait intéressant, dans une étude portant sur l’absentéisme
menée auprès d’employés traités pour troubles
dépressifs(Claxton et al. 1999), les auteurs ont conclu que l’absentéisme
avait tendance à diminuer après le début du traitement.

Ainsi, une étude clinique préalable révèle que
l’augmentation de la participation aux coûts ou la réduction
de l’admissibilité de certains médicaments antidépresseurs
permet peut-être de réduire le coût du régime d’assurancemédicaments,
mais qu’elle peut aussi avoir des impacts négatifs significatifs
sur l’augmentation des congés de maladie, ou encore générer
de nouveaux cas d’invalidité ou de remplacement du revenu.

Une approche globale
Lorsque l’on examine la structure des programmes de santé et mieux-être
et de productivité au travail destinés aux employés, nous
disposons de nombreuses sources cliniques essentielles pouvant nous aider à
créer des programmes efficaces et appropriés. La source de l’expérience
clinique peut provenir de la documentation médicale, de la documentation
spécialisée portant sur l’amélioration de la santé
en général ou sur la prévention des maladies, d’études
démographiques, etc. L’étude de ces sources peut nous conduire
à certaines conclusions et nous indiquer des pistes de réflexion
intéressantes :

1)Il existe plusieurs moyens d’optimiser la rentabilité d’un
régime. Dans une vaste perspective, on peut mettre en place des programmes
de prévention des maladies ou des programmes de santé et mieux-être.
De façon plus immédiate, on peut aussi adopter des stratégies
d’intervention médicale adaptées à des situations
spécifiques.
2)Plus on considère l’expérience clinique, plus il devient
clair que les causes d’invalidité des employés sont reliées
à plusieurs aspects de la santé en général. Il est
important de garder présent à l’esprit les relations étroites
qu’entretiennent ces différentes sphères en constante interdépendance.
3)Afin de développer des stratégies intégrées,
une approche multidisciplinaire s’impose. Celle-ci doit faire appel à
l’expérience de personnel qualifié provenant de secteurs
diversifiés, dont des spécialistes en développement organisationnel.
Ces derniers travaillent à l’élaboration de programmes visant
à améliorer la santé des employés afin de réduire
l’invalidité.

Le cas du diabète de type 2, et celui de quelques autres maladies chroniques,
s’avère aussi très intéressant dans la perspective
de cette étude. Le diabète de type 2 est une maladie chronique
connaissant une progression quasi épidémique, souvent associée
avec des complications d’ordre microvasculaires, comme la rétinopathie,
ou macrovasculaires, comme la microangiopathie(Irons et al., 2004).

Une grande proportion de la population souffre de diabète sans toutefois
avoir été diagnostiquée. Aussi, 50 % des nouveaux patients
ayant reçu un diagnostic présentent déjà une détérioration
évidente des tissus. Aussi, il est conseillé aux entreprises dont
la moyenne d’âge des travailleurs est élevée de réagir
promptement à cette situation, car il a été démontré
que les cas de diabète augmentaient avec l’âge.

Bien qu’il y ait plusieurs facteurs incontrôlables dans la progression
de cette maladie, il n’en demeure pas moins qu’une réduction
substantielle des risques d’apparition du diabète peut être
obtenue en modifiant ses habitudes de vie, en mangeant plus sainement et en
faisant de l’exercice.

Or, l’examen clinique suggère que la meilleure façon de
réduire les coûts d’invalidité reliés au diabète
et à ses conséquences est de faire de la prévention active.
On peut effectuer la promotion d’habitudes de vie saines et équilibrées,
qui permettront de réduire les facteurs de risques associés à
cette maladie. Cela est vrai pour toutes les entreprises, mais spécialement
pour celles dont la moyenne d’âge des travailleurs est élevée.

Pour développer un programme de santé et de gestion de l’invalidité
complet et bien structuré, qui sera en mesure de réduire le nombre
de cas de diabète de même que la durée des périodes
de paiement de prestations d’invalidité qui y sont associées,
l’examen des données cliniques révèle que le programme
mis en place devra prévoir des solutions à long terme. Ce programme
devra aussi faire appel à des analyses démographiques et comprendre
des stratégies d’interventions préventives.

Par ailleurs, la structure actuelle du régime d’assurancemédicaments
devra permettre à l’employé de recevoir les traitements
ou les médicaments appropriés, de façon à améliorer
sa santé et sa productivité au travail, ce qui devrait diminuer
la nécessité de recourir à des prestations d’invalidité.
Bien qu’une telle approche semble à prime abord devoir entraîner
des coûts supplémentaires, une étude approfondie de l’expérience
clinique suggère que l’analyse du rapport investissement/prestations
pourrait entraîner des économies à long terme.

En effet, l’amélioration de la productivité des employés
permet de réduire de façon significative le versement de prestations
d’invalidité. Mieux encore, plusieurs méta-études
qui se sont intéressé à l’impact du développement
de programmes de santé complets tels que décrit plus haut enregistrent
un retour sur l’investissement appréciable(Pelletier, K. 1993).

L’impact sur la gestion des demandes d’indemnisation

L’utilisation de cadres de référence liés à
l’expérience clinique en gestion de l’invalidité est une
voie pleine de promesses. De toute évidence, la médecine basée
sur l’expérience clinique peut aider les agents d’indemnisation
et guider les choix des gestionnaires afin de déterminer le meilleur
programme de soins qui soit pour un employé en invalidité.

À partir du cas des troubles dépressifs majeurs, des solutions
pratiques précises ont été développées et
sont maintenant à la disposition des intervenants. Pourtant, d’autres
études suggèrent que les personnes aux prises avec ces troubles
ne devraient pas avoir accès aux meilleurs soins possibles, même
lorsque ces soins sont accessibles. Cela peut s’expliquer par un manque
d’information ou de connaissances, ou encore, par la nature du trouble
psychologique en cause.

Les agents d’indemnisation familiers avec l’utilisation de données
provenant de l’expérience clinique ou avec des méthodes
de traitement plus avancées sont davantage en mesure de prendre des décisions
éclairées quant aux soins à recommander. Ils savent comment
accéder à de l’information médicale pertinente lorsque
nécessaire, et sont en mesure de soutenir les employés en invalidité
et de les aider à obtenir le meilleur traitement et le plus approprié.

Bien que cette approche nécessite un investissement de temps considérable
ainsi que la présence d’un personnel hautement qualifié
et donc coûteux, des économies importantes seront réalisées,
qui viendront largement compenser l’augmentation des coûts du régime
de même que les investissements consentis pour le développement
et la mise en place de tels programmes.

La technologie moderne, Internet ou encore l’accès à de
larges banques de données ont permis l’émergence des pratiques
fondées sur l’expérience clinique dans un grand nombre de
secteurs. Ces pratiques peuvent constituer un avantage indiscutable dans la
mise en oeuvre de programmes d’avantages sociaux ou de programmes visant
à améliorer la santé. Plus spécifiquement, elles
permettent de trouver des moyens de gérer les demandes de prestations
d’invalidité de manière à améliorer concrètement
la qualité de l’environnement de travail, au lieu de simplement
réduire les services offerts aux employés.

Cette réflexion à propos de l’expérience clinique
devrait pouvoir fournir aux employeurs de même qu’aux assureurs
un plus large éventail de solutions en matière de santé
et de gestion de l’invalidité. Ces solutions devront prendre en
considération l’importance de la prévention en milieu de
travail, permettre l’accessibilité à des traitements appropriés,
pour finalement encourager un règlement des demandes d’indemnisation
moins « mécanique » et plus éclairé.

PETER GOVE est directeur principal, Gestion de l’invalidité, à
la SSQ.