Les données financières dévoilées par les grandes caisses de retraite sont sans équivoque : une divergence majeure est apparue entre les performances des actifs publics et privés. Un constat qui alimente le questionnement sur la fiabilité de l’évaluation des placements privés dans les portefeuilles institutionnels.

Dans son rapport de septembre 2023, l’International ­Organization of Securities ­Commissions (IOSCO) souligne d’entrée de jeu que les placements privés ont connu une croissance rapide, au rythme annuel de 18 % depuis 2017. L’actif privé sous administration atteignait ainsi 12 800 G$ ­US en juin 2022. « L’actif global sous administration des placements privés a presque doublé au cours des quatre années amenant à 2022. Plus largement, l’actif sous administration combiné des placements en actions privés et du crédit privé a augmenté par un facteur de 15 depuis 2000 », ­peut-on lire dans le rapport.

Selon une estimation raisonnable, les régimes de retraite détiennent plus de 30 % des actifs privés disponibles sur le marché. En 2022, leur poids moyen dans les portefeuilles atteignait les 13 %, une proportion qui peut toutefois varier grandement selon les stratégies de répartition d’actifs, le besoin de liquidité et le degré de tolérance à l’illiquidité des caisses de retraite, précise ­Steve ­Guignard, directeur principal de l’équipe des solutions pour les clients à ­Gestion ­SLC. « ­Un poids oscillant entre 10 et 20 % de l’actif total serait raisonnable, mais pour les grandes caisses, ça peut être davantage, compte tenu de leur horizon de placement plus long et d’un besoin de liquidité moindre. Sans oublier l’attrait de la prime d’illiquidité. »

Le contexte ? ­Des conditions macrofinancières favorables stimulées notamment par une politique monétaire accommodante, combinant une période prolongée de faibles taux d’intérêt et d’assouplissement quantitatif. Depuis, les conditions économiques et géopolitiques sont cependant devenues défavorables. « ­Le paysage a changé radicalement avec le retour de l’inflation et une certaine normalisation des taux d’intérêt. »

L’IOSCO estime que la levée de capitaux sous forme de placements en actions privés s’est repliée de 13 % en 2022 et devrait avoir reculé de 2,7 % en 2023. Celle sous forme de dette privée a également reculé, à hauteur de 8 %.

« ­Nous sommes dans un nouveau régime. Le bilan de beaucoup d’entreprises comporte un niveau élevé de dettes à taux flottant. Une proportion plus grande des flux monétaires va donc vers le service de la dette », résume ­Louis ­Bélanger, ­vice-président et directeur, ­Gestion de portefeuilles de titres de dette privée à ­Solutions de placement mondiales ­TD. Il rappelle aussi que le modèle des placements privés, en actualisant les profits futurs, favorise le recours à plus de dettes, donc de levier. Il en résulte un jeu de rééquilibrage dans les portefeuilles à l’échelle mondiale.

Dans la foulée, les autorités de réglementation ou d’encadrement ont été nombreuses à se questionner sur la fiabilité de l’évaluation de ces placements, nombre d’entre eux ne pouvant être évalués avec précision qu’au moment de leur vente ou de leur monétisation.

Au ­Canada, dans son document de consultation de mars 2022, le ­Bureau du surintendant des institutions financières (BSIF) a mis la table en évoquant la complexification des activités de placement menées par les régimes de retraite fédéraux au fil des ans. « À la suite de cette consultation, nous avons collaboré avec l’Association canadienne des organismes de contrôle des régimes de retraite pour élaborer une ligne directrice sur la gestion des risques, qui demeure actuellement à l’état de projet », indique le ­BSIF dans un courriel.

Des pratiques d’évaluation à géométrie variable

Comparativement aux catégories d’actifs qui sont fréquemment négociés sur les marchés publics, celles du marché privé sont généralement non liquides et, par nature, plus difficiles à évaluer avec justesse. Elles peuvent par ailleurs être soumises à des conditions de marché très localisées, nécessitant souvent une expertise spécialisée. Le ­BSIF ajoute que les intervalles d’évaluation des catégories d’actifs non traditionnels sont habituellement beaucoup plus longs, ce qui est susceptible de les rendre moins fiables.

«Sur les marchés publics, la valeur marchande est instantanée. Dans le privé, on observe un effet de lissage. Donc, oui, le rendement peut être sous-estimé une année et surestimé une autre année. »

 – Yusuke Khan, Mercer

Cette fiabilité peut d’autant plus être remise en question que le ­BSIF observe une grande variabilité dans les pratiques d’évaluation des caisses de retraite et de leurs tiers fournisseurs de services lorsqu’il y a externalisation. En l’absence de contrôles et de processus rigoureux permettant d’établir la suffisance des pratiques d’évaluation par les tiers, « l’évaluation des actifs consignée dans les états financiers du régime peut ne pas être fiable ».

En outre, ce risque augmente en période de volatilité des marchés financiers. « ­Les administrateurs de régime doivent donc connaître les limites et les difficultés associées à l’évaluation de ces actifs et prendre des mesures pour compenser ces limites au besoin. Par exemple, en période de tensions sur le marché, l’administrateur doit effectuer ou commander des évaluations provisoires des catégories d’actifs non traditionnels qui permettent d’assurer l’exactitude des évaluations », suggère le ­BSIF.

Louis ­Bélanger est plus précis dans ses recommandations. Dans un contexte de gestion externe, il exigerait trois choses du gestionnaire, et ce, tant pour les placements privés que pour la dette privée. D’abord, une transparence complète sur la nature de l’investissement. « ­Un drapeau rouge devrait s’agiter si le gestionnaire n’ouvre pas ses livres. » ­Puis, une revue trimestrielle du portefeuille et, enfin, une liste de surveillance des prêts ou des actifs à problème dans le portefeuille. « S’il y a résistance, je prendrais mes distances », ­affirme-t-il.

«Ce n’est pas la fréquence, mais plutôt la méthode d’évaluation qui est, disons, libérale dans plusieurs cas. »

 – Louis Bélanger, Solutions de placement mondiales TD

CHART: Intention des investisseurs institutionnels quant à leur exposition future aux actifs privés

Désaccord sur la fréquence des audits

Dans la synthèse des réponses au document de consultation du ­BSIF, publiée en octobre 2022, les répondants s’accordent sur l’importance des politiques et processus d’évaluation, mais non sur la fréquence des audits et des évaluations secondaires.

Les régimes de grande taille effectuent déjà une grande partie de ce qui est proposé. Pour leur part, les petits régimes réalisent généralement cet exercice d’évaluation dans le processus de diligence raisonnable au moment de choisir un tiers fournisseur de services, ­peut-on lire.

Les répondants soutiennent également qu’il peut être irréalisable d’obtenir des évaluations secondaires, les actifs non traditionnels étant difficiles à évaluer en période d’incertitude du marché. Les évaluations d’experts peuvent également s’avérer coûteuses. À leurs yeux, il est plus important de s’assurer que le processus d’évaluation est cohérent et fiable que d’obtenir des évaluations secondaires.

Cette fréquence moindre de l’évaluation et la disponibilité parfois limitée de l’information reviennent souvent dans les discussions entourant les actifs privés. ­Conduisent-elles à une ­sous-estimation ou à une surévaluation des rendements ? ­Pour ­Yusuke ­Khan, membre du partenariat et responsable du domaine ­Investissements, ­Canada, chez ­Mercer, la question est surtout de bien comprendre le risque. « ­Sur les marchés publics, la valeur marchande est instantanée. Dans le privé, on observe un effet de lissage. Donc, oui, le rendement peut être ­sous-estimé une année et surestimé une autre année. »

Toutefois, sur une longue période, une évaluation moins fréquente n’a tendance ni à ­sous-estimer ni à surestimer le rendement, ajoute ­Steve ­Guignard, qui rappelle qu’il existe des méthodes de rajustement pour le lissage. Au demeurant, l’actuaire évoque plutôt une tendance à ­sous-estimer le risque. « ­Cela donne l’impression de rendements plus stables qu’en réalité, moins irréguliers que s’ils étaient évalués sur une base plus fréquente. »

Christian ­Robert, ­vice-président, ­Solutions d’investissement et gestion des produits, à Addenda ­Capital, acquiesce. « Ça peut aller des deux côtés, mais oui, il peut exister un biais tendant à la surévaluation. Cela dit, l’évaluation des marchés publics n’est également pas parfaite. Et évaluer une fois ou deux par année, ­est-ce moins volatil ? ­De toute façon, l’exercice consiste à calculer la valeur actuelle de flux de trésorerie futurs à un taux d’actualisation. On peut actualiser chaque jour si on veut. Mais au bout du compte, si la décision se prend sur la base du taux de rendement interne, le rendement réel découlera du prix offert par l’acheteur lors de la vente du placement. »

« ­Ce n’est pas la fréquence, mais plutôt la méthode d’évaluation qui est, disons, libérale dans plusieurs cas », juge pour sa part ­Louis ­Bélanger. Il note que, dans son champ de spécialisation, les gestionnaires font peu de réécriture à la baisse durant la période de détention du placement même s’ils reçoivent de l’emprunteur de l’information sur une base trimestrielle qui le justifierait.

Dans l’intervalle, entre l’achat et la vente de l’actif, l’exercice ­peut-il comprendre un biais lié à la subjectivité ? ­Yusuke ­Khan met des bémols. « ­Le vrai rendement est calculé à la fin. ­Entre-temps, la valeur intérimaire est sujette à un lissage. Mais quant à son évaluation, il y a des règles à suivre, des modèles à appliquer. Ce n’est donc pas basé sur un jugement qualitatif, quoique le modèle de base repose sur des hypothèses qui, là, peuvent introduire une certaine subjectivité. »

«C’est un univers très large. Ce sont des placements moins liquides, disposant de moins de marchés publics comparables. Donc, le poids des hypothèses peut être plus grand. »

 – Steve Guignard, Gestion SLC

L’approche, la méthodologie est différente
comparativement à ce qui est pratiqué dans les marchés publics. Mais ­est-ce que la volatilité des marchés publics représente la vraie valeur de l’entreprise? demande le conseiller de ­Mercer.

Steve ­Guignard évoque quant à lui une combinaison de données réelles et de subjectivité. « C’est un univers très large. Ce sont des placements moins liquides, disposant de moins de marchés publics comparables. Donc, le poids des hypothèses peut être plus grand. » ­Mais les paramètres restent les données financières. Et lorsque le type de placement est plus liquide ou peut se négocier de gré à gré, ça vient réduire la subjectivité, ­ajoute-t-il. C’est le cas notamment de la dette privée.

23 % des investisseurs institutionnels mondiaux indiquent que le manque de transparence et la mauvaise qualité des données sont des obstacles à une plus grande exposition aux placements privés, tandis que


21 %
citent les problèmes d’évaluations

Source : BlackRock

88 %
des investisseurs institutionnels croient que les marchés privés généreront de meilleurs rendements que les marchés publics à long terme

Source : Adams Street Partner

L’attrait est toujours là

Quoi qu’il en soit, les données historiques sont probantes. Même après les honoraires, on constate que les placements privés ont apporté une valeur ajoutée par rapport aux marchés publics. Ne ­serait-ce qu’en raison de l’existence d’une prime de risque liée à la faible liquidité. « Ç’a été porteur de rendement, mais ce n’est pas un rendement gratuit. Le placement privé exige plus d’effort, de gouvernance, de suivi », précise ­Yusuke ­Khan.

On apprend dans le rapport de l’IOSCO que les investisseurs institutionnels ont continué d’accroître leur exposition aux actifs privés récemment. Le taux moyen d’accroissement est passé de 8,4 % en 2017 à 11,2 % en 2022. Cette tendance haussière s’est révélée plus élevée chez les sociétés d’assurance.

Un sondage réalisé en décembre 2022 indique que 24 % de ces investisseurs institutionnels estimaient qu’ils étaient surexposés aux placements privés, contre une proportion de 4 % en 2017. Malgré tout, 79 % des répondants affirmaient vouloir maintenir, voire accroître leurs investissements au cours des prochaines années.

Téléchargez les tableaux du Top 40 des gestionnaires d’actifs au Canada en format PDF.


• Ce texte a été publié dans l’édition de mai 2024 du magazine Avantages.
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