Les caisses de retraite canadiennes se dotent de plus en plus d’objectifs ESG, mais leur virage vers la finance durable est parsemé d’obstacles. Le manque de clarté dans les données ESG disponibles sur le marché ne les aide pas à accélérer la cadence.
Les informations ESG se scindent généralement en trois catégories : les rapports ESG des entreprises, les notes ESG (sous forme de lettres ou de pourcentages, un peu comme les évaluations scolaires) et les évaluations ESG (des analyses plus détaillées) de firmes spécialisées. La plupart de ces sources se butent en partant au même problème : les données qui proviennent des entreprises sont divulguées sur une base volontaire, et dans des formes variables et rarement certifiées par un vérificateur externe. Pour les gestionnaires, c’est un casse-tête.
« Les données des émissions de GES sont plus faciles à suivre, car ce sont des chiffres, explique Bertrand Millot, chef des enjeux et risques climatiques à la Caisse de dépôt et placement du Québec. Pour d’autres éléments, comme la santé et sécurité au travail ou encore l’évaluation de la chaîne d’approvisionnement, il existe quelques indicateurs, mais une grosse partie de l’information est qualitative et nous devons aller la chercher. »
Le manque de normes de divulgation peut aussi engendrer des trous dans les données accessibles. « Ces trous sont gérés de manière très différente par les firmes qui fournissent des analyses ou des notes ESG », avance Christie Stephenson, directrice générale du Peter Dhillon Centre for Business Ethics à l’Université de la Colombie-Britannique.
Par exemple, certains analystes pénalisent une entreprise pour une absence de divulgation, qu’ils considèrent comme l’équivalent de ne pas agir sur ce facteur ESG. D’autres s’efforceront plutôt d’estimer la performance de l’entreprise, alors que d’autres encore préféreront lui accorder le bénéfice du doute. Une même société se retrouvera donc avec une évaluation ESG qui varie considérablement selon la stratégie employée par l’analyste. En août 2022, un article publié sur le site Harvard Law School Forum on Corporate Governance montrait un très fort niveau de divergence entre les notes ESG des grandes firmes comme MSCI et Sustainalytics.
« Même quand les données sont divulguées, ça reste toujours un peu comparer des pommes avec des oranges, reconnaît Christie Stephenson. On analyse des entreprises, des secteurs et des pays bien différents. Ce n’est donc pas surprenant que des analystes qui regardent les mêmes données en tirent souvent des conclusions variables. »
Un vent d’harmonisation
Depuis plusieurs années, on assiste à des efforts pour créer des cadres plus harmonisés de divulgation des données. « C’est surtout le cas des données climatiques et environnementales, comme les émissions de GES, précise Caroline Gadbois, directrice principale des rapports et certifications ESG à PwC Canada. Il n’y a pas encore de normes claires du côté des données sociales ou de gouvernance. »
«Même quand les données sont divulguées, ça reste toujours un peu comparer des pommes avec des oranges. On analyse des entreprises, des secteurs et des pays bien différents. Ce n’est donc pas surprenant que des analystes qui regardent les mêmes données en tirent souvent des conclusions variables. »
– Christie Stephenson, Centre for Business Ethics de l’Université de la Colombie-Britannique
Parmi les cadres les plus connus, on retrouve notamment le Global Reporting Initiative, qui concerne la performance en développement durable des organisations, et le Sustainability Accounting Standards Board (SASB), qui offre des normes de divulgation plus précises par secteur d’affaires. Le Groupe de travail sur l’information financière relative au changement climatique (TCFD) propose pour sa part des lignes directrices volontaires pour encadrer la divulgation des risques importants liés aux changements climatiques.
L’arrivée de l’International Sustainability Standards Board pourrait aider à clarifier la situation. Cet organisme, qui possède un bureau régional à Montréal, cherche à intégrer plusieurs cadres normatifs, dont le SASB et le TCFD. « L’existence d’un cadre plus harmonisé simplifiera la divulgation de ceux qui utilisent leurs données », assure Caroline Gadbois.
Les principales firmes d’évaluation ESG
Ensemble, MSCI, ISS ESG et Sustainalytics (Morningstar) détiennent 60 % du marché
des données ESG, selon la société de conseil Opimas. D’autres firmes comme Refinitiv,
FTSE Russell, S&P Global et Vigeo Eiris sont aussi bien implantées dans le marché.
Les États-Unis travaillent en parallèle pour développer leur propre cadre normatif. « Quelques différences apparaîtront entre les deux, mais cela ne devrait pas causer de problèmes majeurs », estime-t-elle. Il pourrait toutefois s’écouler un certain temps avant que le projet soit terminé et surtout qu’un grand nombre de pays aient adopté ces nouvelles normes.
Un marché en explosion
Selon la société Burton-Taylor International Consulting, les dépenses pour des données et des évaluations ESG pourraient atteindre 5 G$ US en 2025. Elles s’élevaient à 2,2 G$ US en 2020.
S’abreuver à la source
D’ici là, les gestionnaires devront continuer de naviguer dans une mer d’informations difficiles à comparer. Certains d’entre eux en ont d’ailleurs l’habitude. Chez Jarislowsky Fraser, les critères ESG sont intégrés depuis plusieurs années à toutes les décisions d’investissement. « Nous avons développé des outils d’analyse ESG qui viennent compléter l’analyse financière plus traditionnelle », précise Isabelle Laprise, cheffe de la stratégie d’investissement durable pour le Québec et gestionnaire principale de portefeuille institutionnel. « Nous l’utilisons pour identifier les faiblesses des entreprises, puis nous ouvrons un dialogue avec elles. Donc, ce n’est pas simplement une question d’exclure des entreprises ou des secteurs. »
La firme regarde entre autres si la rémunération est axée sur le rendement à long terme de l’entreprise et si des objectifs ESG y sont liés. « C’est essentiel que les facteurs ESG dont l’importance est stratégique pour l’entreprise soient reflétés dans la rémunération des dirigeants », ajoute-t-elle.
La firme analyse aussi bien sûr la performance environnementale et sociale de l’émetteur. Elle emploie quelques critères identiques pour l’ensemble d’entre elles, notamment en ce qui concerne les émissions de GES. Mais elle se tourne ensuite vers des éléments plus spécifiques à chaque secteur. « La gestion de l’eau n’a pas la même importance pour une banque que pour une société comme Coca-Cola, par exemple », illustre Isabelle Laprise.
Pour y arriver, Jarislowsky Fraser se sert de sa propre connaissance des entreprises et aussi des données divulguées par les sociétés elles-mêmes. Elle utilise très peu les notes ESG, mais complète parfois ses analyses avec des rapports de firmes spécialisées. « Nous nous fions vraiment plus à nos évaluations, qui sont souvent différentes de celles des firmes externes, poursuit Isabelle Laprise. Nous avons de 35 à 45 titres dans nos portefeuilles et notre équipe de recherche compte environ 35 personnes. Cela nous permet d’avoir une compréhension très approfondie de chaque entreprise. »
«La gestion de l’eau n’a pas la même importance pour une banque que pour une société comme Coca-Cola. »
– Isabelle Laprise, Jarislowsky Fraser
Peu de données sur la finance à retombées sociales
La firme torontoise Rally Assets se spécialise dans la finance à retombées sociales, dite « finance d’impact ». « L’intégration ESG est généralement utilisée pour évaluer le niveau de risque lié à des facteurs ESG susceptibles d’affecter le rendement d’un investissement, alors que la finance d’impact regarde d’abord et avant tout quels effets positifs seront générés par une entreprise », explique Marc Foran, directeur de l’investissement de la firme.
Rally Assets définit ces retombées positives en se basant sur les 17 objectifs de développement durable adoptés en 2015 par les États membres de l’Organisation des Nations Unies. Ils fixent des cibles à atteindre d’ici 2030 pour éliminer la pauvreté, protéger la planète et améliorer le quotidien de toutes les personnes dans le monde.
La firme détient un nombre relativement limité de titres. Elle possède, par exemple, une trentaine de titres inscrits en Bourse dans ses fonds. Elle se concentre donc sur sa propre analyse fondamentale, beaucoup plus que sur les notes et les analyses externes. « Aucune donnée ne peut vraiment vous offrir autant d’informations que des conversations approfondies avec les dirigeants d’une entreprise, surtout dans une optique de finance d’impact », estime Marc Foran.
Rally Assets tient tout de même compte des évaluations ESG de Sustainalytics, pour connaître la vision de la firme par rapport au risque ESG de certaines entreprises. Mais elle n’a jamais trouvé de firme qui propose des analyses complètes et satisfaisantes des retombées des entreprises. L’absence de normes claires suscite aussi la méfiance de Marc Foran quant à la divulgation effectuée par les sociétés.
« La divulgation des émissions de GES est probablement la plus standardisée, mais pour les autres critères qui intéressent les investisseurs, les entreprises sont libres de raconter l’histoire qu’elles veulent », prévient-il. L’étude 2023 de PwC Canada sur les rapports ESG souligne d’ailleurs que 59 % des entreprises canadiennes ne parlent que de leurs résultats positifs.
«La divulgation des émissions de GES est probablement la plus standardisée, mais pour les autres critères qui intéressent les investisseurs, les entreprises sont libres de raconter l’histoire qu’elles veulent . »
– Marc Foran, Rally Assets
Comprendre ce qu’on achète
À l’Université de la Colombie-Britannique, Christie Stephenson a souvent entendu cette critique et bien d’autres sur la fiabilité jugée discutable des divulgations, mais surtout des notes et des rapports ESG. Elle n’y voit cependant pas que du négatif. « Cela signifie qu’on a accès à plusieurs perspectives différentes, dit-elle. La faiblesse se situe plutôt du côté de certains gestionnaires qui achètent des données qu’ils ne comprennent pas vraiment et qui s’étonnent d’y trouver des conclusions en apparence contradictoires sur les mêmes entreprises. »
Elle estime que les gestionnaires, notamment ceux qui gèrent des sommes très importantes pour les caisses de retraite, doivent compter sur leur propre méthodologie et surtout des gens en place qui comprennent très bien la signification des notes, indices et rapports ESG.
Elle rejette également une autre critique qui juge les rapports ESG douteux parce qu’ils présentent des données qualitatives et difficiles à évaluer. « Ce défi existe aussi dans des analyses qui ne sont pas reliées aux facteurs ESG, avance Christie Stephenson. Par exemple, il y a une grande part de subjectivité dans l’évaluation de la qualité de l’équipe de direction d’une entreprise. »
Elle ne croit pas qu’il y ait de solution simple pour standardiser la divulgation ou l’analyse des données ESG. « Les cadres de normes financières existent depuis des décennies et ils continuent d’évoluer sans cesse, donc nous ne devons pas nous imaginer que nous aurons bientôt droit à un cadre de normes ESG qui réglera tous les problèmes, avertit-elle. Mais nous voyons beaucoup de changements positifs actuellement. »
41 %
des investisseurs institutionnels à l’échelle mondiale jugent que le manque de normalisation des données, des scores et des notations ESG est un obstacle majeur à l’investissement durable
Source : FTSE Russell
89 %
des investisseurs institutionnels à l’échelle mondiale souhaitent qu’il soit obligatoire pour les émetteurs de présenter l’information ESG selon des normes uniformes
Source : EY
52 %
des investisseurs institutionnels canadiens ont des préoccupations liées à l’écoblanchiment
Source : Schroders
• Ce texte a été publié dans l’édition de mars 2023 du magazine Avantages.
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