Le débat sur la place du secteur privé en santé est éternel au Canada. Mais alors qu’Ottawa envisage de donner un coup de frein aux services privés de soins de santé virtuels, ce sont les employeurs et les travailleurs qui risquent cette fois d’en faire les frais.

Pierre-Luc Trudel

Plus tôt cette année, le sous- ministre de la Santé du gouvernement fédéral, Stephen Lucas, a envoyé à ses homologues des provinces une lettre dans laquelle il explique l’intention d’Ottawa de mettre fin aux frais exigés pour les soins de santé virtuels, puisque ceux- ci, estime- t-il, devraient être couverts par le système public de santé.

« La position fédérale est que les patients ne devraient pas payer de frais pour des soins médicalement nécessaires lorsque ces services auraient normalement été couverts s’ils avaient été fournis en personne par un médecin », peut- on lire dans cette lettre obtenue plus tôt cet été par La Presse.

Au fond, Ottawa n’a pas tort. Dans un système de santé qui se veut public et universel comme le nôtre, les soins dispensés par des médecins et des infirmières, que ce soit en personne ou en virtuel, ne devraient pas dépendre de fournisseurs privés.

Mais ça, c’est la théorie. La pratique, c’est que le système public ne parvient pas à répondre à la demande : des millions de Canadiens n’ont pas de médecins de famille et peinent à obtenir un rendez- vous en clinique. Dans un tel contexte, les services de soins de santé virtuels fournis par les employeurs servent de soupape en permettant aux travailleurs (et souvent à leur famille) de consulter rapidement un professionnel de la santé.

Largement démocratisés lors de la pandémie, ces services sont rapidement devenus extrêmement populaires auprès des employés, qui les considèrent aujourd’hui comme l’une des composantes les plus importantes de leur régime d’avantages sociaux. Les trois quarts des travailleurs qui ont accès à la télémédecine disent que celle- ci répond à leurs besoins, selon un sondage de Telus Santé. Chez les promoteurs de régime, le taux de satisfaction des services de soins virtuels frôle les 90 %.

Une nouvelle version plus restrictive de la Loi canadienne sur la santé, qui entrerait en vigueur en 2026, aurait donc des effets catastrophiques pour les quelque 10 millions de personnes au Canada qui pourraient perdre l’accès aux soins virtuels.

De leur côté, les provinces, comme le Québec, dénoncent un nouvel empiètement d’Ottawa dans leur champ de compétences. Mais force est d’admettre qu’elles n’ont pas été suffisamment proactives pour intégrer au système public de santé la télémédecine, laissant la porte grande ouverte aux fournisseurs privés. Aujourd’hui, nous en sommes au point où Ottawa menace de couper les transferts fédéraux en santé si Québec et les autres provinces n’assument pas les frais liés aux soins virtuels.

Cela dit, rien n’est encore fait. Les soins virtuels en milieu de travail sont dans une zone grise, puisqu’ils sont payés par les employeurs, et non les bénéficiaires de ces soins. Ottawa pourrait cependant arguer que les employés en paient indirectement une partie via leurs primes d’assurance collective.

D’un point de vue plus politique, il n’est certainement pas à l’avantage d’un gouvernement en très mauvaise posture à un an des prochaines élections fédérales de retirer à des millions de Canadiens un service qu’ils apprécient énormément pour, au fond, une question de principe.

Tant que les provinces ne seront pas en mesure de fournir à leurs citoyens un service gratuit de soins virtuels aussi efficace que celui dont ils bénéficient aujourd’hui par le biais de fournisseurs privés, le gouvernement fédéral doit maintenir le statu quo. Ce n’est pas aux employeurs et aux travailleurs d’écoper des guerres de compétences entre Ottawa et les provinces, ni d’être pris entre l’arbre et l’écorce dans le débat sur le privé en santé.

Ce qui ne veut pas dire que la question de la place que l’on veut accorder en tant que société aux fournisseurs privés de télémédecine dans l’écosystème de la santé ne doit pas être débattue. Car si d’un côté la grande efficacité de la télémédecine privée peut potentiellement désengorger le système public, il est aussi vrai que ces fournisseurs drainent en leur sein de précieuses ressources issues du public, exacerbant une pénurie de main- d’oeuvre déjà grave.

Chose certaine, avec la création d’un régime national d’assurance médicaments et du Régime canadien de soins dentaires, puis maintenant la révision de la Loi canadienne sur la santé, les employeurs doivent plus que jamais évaluer les effets potentiels des changements apportés aux programmes publics sur leurs régimes d’avantages sociaux.


• Ce texte a été publié dans l’édition de septembre 2024 du magazine Avantages.
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