Bien utilisés, les produits dérivés apportent protection, liquidité, levier, souplesse et rapidité d’ajustement à faibles coûts. Pourtant une vaste majorité des caisses de retraite préfère encore les garder à distance.

La crise des « subprimes », les dérives des couvertures de défaillance (connues sous l’acronyme anglais de CDS) ou encore la déconvenue de Long-Term Capital Management marquent encore l’histoire récente de ce marché spécialisé. Dans une lettre aux actionnaires de Berkshire Hathaway datant de 2002, Warren Buffet les a déjà baptisés d’« armes financières de destruction massive », les qualifiant de « bombe à retardement » à l’échelle macro, pour du même coup reconnaître leur utilité stratégique et leur rôle facilitateur au niveau micro.

Le président de la Bourse de Montréal, Alain Miquelon, tient à nuancer, à faire la part des choses. Essentiellement, la crise de 2008 a mis en exergue les limites du marché de gré à gré, « un marché peu réglementé, manquant de transparence et abritant des produits non standardisés », a-t-il énuméré. Aussi, la structure du risque est surtout de nature bilatérale sur le marché au comptoir alors qu’elle devient multilatérale avec les dérivés boursiers, les chambres de compensation ayant notamment pour rôle de resyndiquer le risque de contrepartie. « Le gros changement depuis 2008 consiste à orienter le marché de gré à gré vers le modèle boursier pour en minimiser le risque systémique », résume-t-il.

Utilisés à bon escient, d’une manière avisée, « ces instruments ont démontré leur efficacité dans l’implantation de stratégies de placement », insiste Jean-François Pépin, premier vice-président et co-chef de l’investissement chez Addenda Capital. La preuve de leur pertinence n’est également plus à démontrer aux yeux d’Alain Miquelon. Au fil des ans, les dérivés « standardisés » ont su s’ancrer dans leur rôle classique de substitut aux produits au comptant, parfois d’instruments synthétiques aux actions, aux obligations, aux devises et aux matières premières, voire faciliter l’exposition à un marché à une fraction de la valeur notionnelle. Le président de la Bourse spécialisée donne l’exemple d’un contrat sur indice boursier, qui apporte au gestionnaire un rendement corrélé à l’indice sans détenir un panier d’actions.

Les contrats à terme, répondant à une clientèle essentiellement institutionnelle, et les options, qui élargissent la famille des dérivés aux particuliers et au marché de détail, forment un univers très liquide et transparent, ouvert 24 heures sur 24. « Ils sont moins chers à exécuter qu’une opération au comptant et n’imposent pas de détention physique, abaissant d’autant le coût transactionnel », insiste-t-il.

Les principales stratégies

Parmi les principales stratégies dévolues aux produits dérivés, le président de la Bourse de Montréal parle de deux grandes utilisations. Il pense à la gestion de risque, avec des stratégies de superposition visant à gérer la volatilité des prix et des cours, et à la pondération face à des portefeuilles débalancés. Pour sa part, Jean-François Pépin évoque la possibilité offerte de repositionner rapidement le portefeuille ou de modifier la répartition d’actif sans devoir transiger sur des positions au comptant. Ces déviations tactiques, souvent temporaires, vont impliquer des contrats à terme permettant d’éviter de liquider l’actif sous-jacent. Ou encore le gestionnaire voudra cristalliser certains gains sans vouloir vendre l’actif.

Le spécialiste d’Addenda évoque aussi le risque de devise et le besoin de se protéger contre les fluctuations des taux de change. « Les portefeuilles sont toujours plus globaux, plus mondiaux, mais le passif des caisses de retraite est libellé en dollar canadien », rappelle-t-il. Sans compter le risque de taux d’intérêt. En gestion active, un positionnement adéquat de la durée ajoute de la valeur lorsque la variation des rendements obligataires à l’échéance est conforme aux attentes. « Toutefois il faudrait, ici, considérer une autre dimension, celle d’un changement de pente de la courbe de rendement qui pourrait amplifier, atténuer ou même annuler la contribution positive d’un bon positionnement de la durée », souligne le spécialiste dans une petite note publiée en mars 2015. Un positionnement optimal sur la courbe « est concevable dans un portefeuille dans lequel les produits dérivés sont autorisés ».

Une autre stratégie de couverture du risque de taux d’intérêt fait appel à une utilisation prudente de l’effet de levier à des fins d’appariement du passif. « On ajoutera du levier pour abaisser son risque de taux d’intérêt sans modifier sa répartition d’actif de base ou sans réduire son exposition à une catégorie d’actif plus risquée mais offrant un rendement potentiel supérieur, illustre Jean-François Pépin. Les gestionnaires soumis au test de solvabilité vont également vouloir mettre leurs obligations à levier pour maintenir la répartition et conserver leur espérance de rendement en abaissant ou en gelant son risque de taux. » Et si, en cas de vent contraire, la structure à levier venait à souffrir momentanément d’une hausse de taux, il y aura compensation par une diminution du passif actuariel.

Bref, risque de taux d’intérêt, risque de taux de change, risque de crédit… « L’on se protège en achetant de l’assurance ou l’on se met prudemment à levier, dans un marché très liquide », résume Jean-François Pépin. À l’opposé, les principaux revers associés aux dérivés viennent d’une utilisation non judicieuse ou excessive du levier et du « risque de base » qui apparaît lorsque l’instrument de couverture ne reproduit pas la pondération du sous-jacent, pouvant ainsi ne pas agir de la même façon que le risque couvert.

Des gestionnaires réticents

Malgré toutes ces considérations, les gestionnaires de caisses de retraite sont encore peu nombreux à intégrer les dérivés dans leurs stratégies de placement. Alain Miquelon y voit une question de gouvernance et de taille ou d’absence d’une masse critique pouvant servir de socle au développement d’une expertise à l’interne. « C’est probablement un enjeu pour une caisse dont l’actif est de 1 milliard ou moins, dit-il. Mais au Canada, nous comptons sur la présence d’importants gestionnaires de premier plan. On pense à ce Groupe des dix que composent la Caisse de dépôt et placement du Québec, l’Office d’investissement du Régime de pensions du Canada ou encore de Teachers. Des caisses de retraite d’entreprise comme Air Canada ou Hydro-Québec sont aussi très sophistiquées. » S’y greffent les grandes institutions financières, assureurs en tête, et des fonds d’investissement. « Ces joueurs contribuent à l’essor et à la liquidité » du marché des dérivés standardisés, se réjouit le président de la Bourse de Montréal.

Jean Bergeron acquiesce. « Je dirais que 90 à 95 % des caisses de retraite n’y ont pas ou peu recours. » L’associé et responsable du Groupe de services-conseils en gestion d’actif et des risques chez Morneau Shepell lie cette hésitation à un certain degré de confort et de connaissance dans les comités de retraite. «On observe toutefois plus d’ouverture, plus de sensibilité. » Les transactions les plus fréquentes consistent en des stratégies de couverture contre les fluctuations de devises et de taux d’intérêt, dit-il. Et les principaux objectifs vont concerner le passif actuariel ou l’appariement optimal sans pour autant réduire le rendement.

Les occasions sont pourtant appelées à se faire plus nombreuses. Jean Bergeron souligne qu’une hausse attendue des taux d’intérêt pourrait devenir un catalyseur à une utilisation plus grande des dérivés. «L’actuel jeu des devises devient également un incitatif. » Et il n’est pas dit que 2016 pourrait être une année de retournement sur le marché des marchandises, matières premières et denrées en tête, la voie des dérivés devenant alors une occasion pratique de s’y exposer. « Mais la majorité des caisses ou des comités de retraite n’en sont pas là », constate le spécialiste de Morneau Shepell.