Du courrier électronique interne à l’agence chargée de réglementer le prix des médicaments brevetés au Canada montre qu’une lettre du ministre de la Santé, Jean-Yves Duclos, a déclenché la discorde et la division qui ont conduit à des démissions.
Un tel climat a fait en sorte qu’une pause d’une durée indéterminée a été prise sur les principales réformes des prix des médicaments et a aussi mené à des démissions.
Les courriels communiqués au comité de la santé de la Chambre des communes suggèrent que certains membres du conseil d’administration de l’organisme de réglementation pensaient que la crise qui a suivi la lettre du ministre menaçait la survie même de l’agence.
« Nous vivons un conflit important qui doit être résolu pour assurer la survie, l’intégrité et la poursuite des affaires du (Conseil d’examen du prix des médicaments brevetés) », a écrit l’ancienne présidente par intérim Mélanie Bourassa Forcier aux membres du conseil, le 4 décembre 2022. Elle a démissionné de son poste le lendemain.
Les courriels montrent que le conflit a commencé en novembre dernier, lorsque le Conseil d’examen du prix des médicaments brevetés (CEPMB) était en train de mener une consultation sur les détails des règles récemment adoptées qui modifieraient radicalement la façon dont les prix des médicaments sont fixés au Canada.
Médicaments novateurs Canada, un groupe de pression pharmaceutique, a demandé une réunion pour parler de ses préoccupations le 18 novembre.
Le ministre Duclos a écrit une lettre à la présidente par intérim et a suggéré de suspendre le processus pour donner aux compagnies pharmaceutiques, aux groupes de patients, aux ministres provinciaux et à lui-même plus de temps pour comprendre les changements.
« Je demande respectueusement que le conseil envisage de suspendre le processus de consultation, afin de travailler en collaboration, avec toutes les parties prenantes, pour comprendre pleinement les impacts à court et à long terme des nouvelles lignes directrices proposées », a écrit M. Duclos.
La lettre a été reçue avec surprise par l’agence indépendante, qui jusque-là pensait que le ministre était d’accord avec son plan, ce qui a donné le coup d’envoi d’un intense argumentaire de 10 jours qui s’est conclu par la suspension des nouvelles règles.
La demande du ministre Duclos divise
Alors que la présidente par intérim du conseil, Mélanie Bourassa Forcier, était en faveur de la pause et de rencontrer le groupe de pression pharmaceutique avant la fin de la période de consultation, le reste du conseil et le directeur général, Douglas Clark, ont protesté.
M. Clark a dit à Mme Bourassa Forcier qu’ils ne devraient pas discuter avec le ministre. « En fait, nous devrions essayer de communiquer respectueusement que ce qu’il “demande” est très problématique », a-t-il déclaré dans un courriel le 30 novembre.
M. Clark a également insisté sur le fait que le ministre n’avait aucune intention de rencontrer le conseil ou le président par intérim. « La chose la plus importante en ce moment est de nous protéger. Le ministre ne veut rien avoir à faire avec nous », a affirmé M. Clark dans un échange de messagerie texte avec Mme Bourassa Forcier. « Ils veulent que nous partions et que les membres démissionnent de leur propre gré, puisqu’ils ne peuvent pas les licencier. »
Le ministre Duclos a nié à plusieurs reprises avoir exercé une pression indue sur la commission d’examen.
La réponse de Mme Bourassa Forcier à M. Duclos ne comprenait aucun engagement à suspendre la période de consultation, mais elle a dit au sous-ministre de la Santé qu’elle était ouverte à l’idée et qu’elle en discuterait avec le conseil.
« Faire une telle promesse nous met tous les trois dans une position terrible parce que si nous ne suspendons pas comme elle l’a prévu, le (sous-ministre) soupçonne/sait probablement que c’est nous qui empêchons cela », a déclaré Matthew Herder, membre du conseil d’administration, à ses collègues membres dans un courriel du 2 décembre.
M. Herder et les deux autres membres du conseil ont pris une position ferme contre la demande du ministre, insistant pour que les consultations se terminent à temps et que le conseil rencontre ensuite Médicaments novateurs Canada.
Mme Bourassa Forcier a déclaré que cela lui serait moralement et professionnellement impossible, et a expliqué que prolonger la consultation ou rencontrer le groupe de pression au préalable ne leur coûterait rien. Elle a terminé sa réponse du 1er décembre par un avertissement : « Si le ministre décide de se débarrasser du CEPMB, nous n’atteindrons pas nos objectifs », a-t-elle écrit au conseil.
M. Clark a réprimandé la présidente par intérim, après avoir eu une « dure » conversation avec le groupe de pression quelques semaines plus tôt.
« Si le conseil décide de suspendre les consultations et de faire une annonce publique à cet effet, les membres du personnel perdront leur crédibilité auprès de (Médicaments novateurs Canada), et toute réunion future entre nous sera au mieux une façade, car Médicaments novateurs Canada saura que s’il entend quelque chose qui ne lui plaît pas, le ministre ordonnera au conseil de faire marche arrière », a-t-il écrit.
La situation a évolué à partir de là. Mme Bourassa Forcier a affirmé qu’elle n’était pas à l’aise de refuser la demande du ministre et qu’elle ne comprenait pas pourquoi le conseil était si réticent à prolonger les consultations.
Plus tard, elle a mentionné au comité de la santé qu’elle ne se sentait pas pressée par la lettre du ministre Duclos et a convenu que l’agence devrait prendre plus de temps pour se consulter sur le changement proposé.
Attaques personnelles
Les parties ont échangé des accusations d’attaques personnelles, d’insubordination et d’effets négatifs sur leur santé mentale.
« Je n’ai jamais vu le chef d’une organisation faire preuve d’un tel manque de jugement et adopter un comportement éthique aussi discutable en si peu de temps », a écrit M. Clark.
Le 5 décembre, jour où la période de consultation devait se terminer, Mme Bourassa Forcier a déclaré que le silence envoyait un message de confrontation avec lequel elle n’était pas à l’aise.
Les changements de règles, qui seraient entrés en vigueur le 1er janvier, ont été reportés indéfiniment. MM. Clark et Harder ont annoncé leur propre démission en février.