Taux d’intérêt, marchés boursiers, longévité, les risques auxquels s’exposent les compagnies d’assurance et les régimes de retraite sont globalement les mêmes. Leur façon de gérer ces risques n’a toutefois rien de semblable. Alors que les assureurs adoptent traditionnellement une approche prudente, les caisses de retraite ont toujours eu un penchant plus prononcé pour la prise de risque. Pour en discuter, Pierre-Luc Trudel a rencontré Christian Rousseau, fellow de l’Institut canadien des actuaires et directeur-conseil principal, Politique de placement à la Caisse de dépôt et placement du Québec.

Avantages : Pourquoi la gestion des risques est-elle si différente entre les régimes de retraite et les compagnies d’assurance ?
Christian Rousseau : Les différences viennent en grande partie de la réglementation. Les compagnies d’assurance doivent depuis des décennies respecter des normes très strictes : si elles veulent s’exposer à des risques, elles doivent mettre de l’argent de côté aujourd’hui pour être en mesure de pallier des déficits futurs causés par la matérialisation de ces risques. La réglementation est beaucoup moins contraignante du côté des régimes de retraite : le niveau de financement requis n’est généralement pas fonction des risques auxquels ces derniers s’exposent. On leur demande plutôt de combler les déficits au fur et à mesure qu’ils se créent. Le résultat, c’est que les régimes s’exposent beaucoup plus aux marchés boursiers que les assureurs, qui investissent majoritairement dans les titres à revenu fixe. Pour ce qui est des taux d’intérêt, les compagnies d’assurance ont traditionnellement mieux apparié leur actif à leur passif que les régimes de retraite, bien qu’une prise de conscience se soit opérée au cours des dernières années. Quant au risque de longévité, les assureurs le transfèrent en bonne partie à un réassureur, alors que la plupart des régimes de retraite l’assument entièrement.

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Est-ce que le modèle de gestion des risques des compagnies d’assurance pourrait fonctionner pour les régimes de retraite ?
Théoriquement oui. Cela dit, le niveau actuel des prestations promises en relation avec celui des cotisations, lui, ne tiendrait plus la route, car les régimes ne pourraient plus investir autant dans les actifs risqués. Avec des règles plus contraignantes, le coût à long terme des prestations augmenterait sensiblement. La question est de savoir si on est prêt à faire ça. Est-il préférable d’avoir une prestation où la qualité de la garantie est plus grande, mais qui va coûter plus cher, ou bien de continuer avec le modèle actuel, en y apportant des ajustements pour qu’il soit plus viable ? Je n’ai pas de réponse à ça, mais c’est un bon débat à avoir. On peut toutefois se demander quelle valeur les employeurs et les employés accorderaient à un régime qui coûterait de 25 à 50 % plus cher pour le même niveau de prestations. Dans ce cas-là, certains employés préfèreraient peut-être avoir accès à un régime à cotisation déterminée et investir dans les marchés boursiers, particulièrement en début de carrière.

A-t-on habitué les participants aux régimes PD à ne pas payer suffisamment cher pour leur retraite ?
Il est vrai que les dernières décennies nous ont probablement amenés à accorder une valeur trop faible à une rente pleinement garantie. Les hypothèses utilisées pour établir le coût des régimes ne sont réalistes que sur la base d’une prise de risque considérable, et ce risque a été sous-évalué par nombre d’intervenants, promoteurs et employés. Les excellents rendements des années 1980 et 1990 ont sans doute renforcé la perception, autant chez les promoteurs que chez les employés, que les garanties étaient « béton » et qu’il n’y avait pas beaucoup de risque dans le système.

Si on prend le problème à l’envers, pourrait-on se demander si ce ne sont pas les assureurs qui font preuve d’une « trop grande prudence » dans leur gestion des risques, ce qui se traduit par des primes d’assurance élevées ?
Il faut garder en tête que chez les assureurs, les produits d’assurance représentent le cœur des activités. Quand les choses se compliquent, ils n’ont pas d’autres sources de revenus pour combler les déficits et éviter la faillite. Et comme les prochaines cohortes d’assurés auront l’embarras du choix quant à leur assureur, il sera impossible pour une compagnie se trouvant dans une situation précaire de « refiler » une partie de la facture aux nouveaux clients. Il est selon moi primordial, dans ce contexte, que le législateur fasse le maximum afin que les promesses soient honorées.

Les régimes de retraite sont donc en meilleure position pour assumer des risques élevés que les assureurs ?
C’est une question intéressante. En d’autres mots, la réglementation moins contraignante applicable aux régimes de retraite, qui a mené dans certains cas à un niveau de garantie moindre, est-elle justifiée alors que la préparation à la retraite est tout aussi essentielle que les produits d’assurance ? La nature fondamentalement différente d’un assureur et d’un promoteur de régime peut justifier, a priori, une approche différente. Contrairement à un assureur, le promoteur d’un régime de retraite est une entité dont la principale activité financière n’est pas le régime. On peut penser que si la situation du régime se détériore, les profits de l’entreprise permettront de le renflouer. Les coûts et les risques peuvent aussi être partagés, dans une certaine mesure, entre différentes cohortes d’actionnaires ou d’employés. Mais il y a une limite à cette théorie-là. Ce qu’on n’avait peut-être pas suffisamment prévu, c’est que la taille de certains régimes deviendrait disproportionnée par rapport aux autres activités du promoteur, particulièrement dans les entreprises en décroissance. La réalité, c’est que le promoteur n’a pas toujours les moyens de renflouer le régime. Évidemment, la capacité de payer varie grandement d’un promoteur à l’autre.

Plus fondamentalement, les régimes PD sont-ils encore viables dans le contexte actuel des marchés ?
Le modèle à prestations déterminées peut encore fonctionner, mais avec des garanties plus modestes. La volatilité des marchés a toujours existé. Dans les années 1980, lors de l’essor des régimes PD, les attentes de rendements étaient en ligne avec les taux d’intérêt de l’époque, et pouvaient même être qualifiées de conservatrices. En d’autres mots, à l’origine, il n’était pas nécessaire de s’exposer fortement aux marchés boursiers pour s’offrir des prestations généreuses à coût avantageux. Toutefois, la longue descente des taux a forcé les régimes à prendre plus de risques pour éviter une explosion des coûts. Cela dit, les taux d’intérêt ne sont pas les seuls responsables, il y a aussi la longévité. L’espérance de vie à la retraite au Canada a augmenté d’environ six ans entre les années 1970 et 2010, ce qui a fait grimper le coût des régimes de 25 %. Donc peu importe comment les régimes vont s’outiller pour gérer les risques à l’avenir, les attentes de rendement plus modestes et l’augmentation de l’espérance de vie vont mettre une forte pression à la hausse sur les coûts.

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Le projet de loi 57 amènera-t-il les promoteurs de régimes à mieux gérer les risques ?
À première vue, on peut penser que l’abandon des exigences de financement du déficit de solvabilité incitera certains promoteurs à délaisser leur stratégie de gestion du risque de taux d’intérêt et à transférer des titres à revenu fixe vers les actifs risqués. Cela dit, le projet de loi contient divers éléments intéressants qui pourraient amener une meilleure gestion des risques. Le fonds de stabilisation est un petit pas vers le modèle des compagnies d’assurance : plus il y a de risque dans une politique de placement, plus le coussin de sécurité devra être important. Le niveau de provision de stabilisation devra cependant être suffisant pour maintenir la sécurité financière des prestations et dissuader les régimes d’être trop téméraires. La possibilité pour le promoteur d’acheter des rentes pour un groupe de retraités en cours d’existence du régime tout en se dégageant totalement de ses obligations est un autre pas dans la bonne direction. Globalement, les grands principes sont bons, mais il faut déterminer quelle latitude on veut donner aux régimes dans l’application de ces principes-là, histoire de ne pas inciter à des comportements qui vont à l’encontre de l’esprit du projet de loi.

Les régimes doivent-ils pour autant tenter de s’exposer le moins possible au risque de marché ?
Si l’on croit fermement que les actifs risqués génèreront un rendement plus élevé que les titres à revenu fixe à long terme, une exposition à ces actifs contribuera grandement à limiter l’augmentation du coût de nos régimes. Toutefois, avant de s’y exposer de façon importante, il faut s’assurer d’avoir les reins assez solides pour traverser les tempêtes. Un promoteur qui décide d’investir dans ces actifs doit donc mettre en place certains mécanismes, notamment un financement plus prudent, un partage des risques plus efficient, la possibilité d’ajuster les prestations, même celles des retraités, et des règles d’utilisation des surplus et de remboursement de déficit claires et cohérentes. Bien sûr, tout ça implique de faire de multiples hypothèses pour tenter de prévoir ce qui peut se passer dans 10, 20 ou 30 ans, considérant les risques pris aujourd’hui. Il faut en outre changer la perception des promoteurs et des employés sur cette belle promesse de garantie à coût faible, qui n’existe simplement plus.

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Cet article est tiré du magazine de décembre 2015. Il peut être téléchargé en version pdf en cliquant ici.