Au début, il n’y avait pas de nom pour désigner cette
façon d’investir. C’est au 17ième siècle que
tout a commencé. Les marchands américains de la communauté
des Quaker refusaient de participer au marché de la vente d’esclaves
– le plus rentable de cette époque. Les principes moraux qui les
animaient leur interdisaient d’en profiter. Bien plus tard, au début
du 20ième siècle, les Quaker encore veillaient personnellement
à ne pas détenir d’actions émises par les entreprises
productrices d’alcool. En 1928, ils furent les premiers à offrir
un fonds d’épargne collective(le « Pioneer Fund of Boston
»)qui excluait explicitement certains secteurs industriels après
l’analyse de critères non financiers. Il s’agissait d’un
fonds offert principalement aux communautés religieuses qui ne souhaitaient
pas que leurs investissements contribuent à financer des activités
contraires à leurs convictions. En procédant donc par une approche
d’exclusion, cette épargne alternative servait alors d’arme
moralisatrice en rejetant les « sin stocks ». La rentabilité
économique des premiers placements éthiques n’était
pas primordiale : il fallait exclure certains secteurs jugés immoraux,
même s’il n’y avait pas de critères objectifs pour
les définir.
Ne progressant guère en dehors des mouvements religieux, les placements
éthiques vont se faire connaître du grand public vers la fin des
années 1960 avec l’élargissement de l’exclusion aux
secteurs de la pornographie, du jeu, de l’armement, du tabac, du nucléaire.
Cette époque voit l’augmentation du militantisme contre les industries
affichant une certaine immoralité : travail des enfants, pollution environnementale,
discrimination raciale ou sexiste.
C’est toutefois la mobilisation contre l’apartheid en Afrique du
Sud qui va catalyser le mouvement de l’investissement éthique.
De nombreuses entreprises ont alors été confrontées à
un nouveau type d’interlocuteurs : leurs actionnaires. Ces derniers, tout
comme l’opinion publique du temps, s’alarmaient des pratiques des
entreprises qui s’interdisaient la discrimination raciale localement,
mais qui admettaient de bonne grâce les lois raciales pratiquées
en Afrique du Sud. À partir des années 1980, suite au boycottage
international de l’Afrique du Sud, les fonds collectifs d’épargne
américains s’apprêtèrent à céder leur
participation des entreprises jugées immorales, ce qui excluait les plus
belles valeurs de la bourse et réduisait de façon drastique l’univers
des investissements disponibles pour ces fonds. L’éthique était
privilégiée au détriment de la rentabilité. Suite
à ces menaces de désinvestissements, les deux tiers des entreprises
américaines présentes en 1984 avaient quitté l’Afrique
du Sud en 1991.
Si les fonds investis en fonction de critères moraux précis,
ou excluant certains secteurs d’activités, existent donc depuis
longtemps, il a fallu attendre les années 1990 pour voir apparaître
une nouvelle génération de placements éthiques qualifiés
de socialement responsables. L’objectif premier est devenu la rentabilité
du portefeuille et non pas seulement le respect du seul critère éthique.
Il ne s’agit plus simplement d’exclure certains secteurs, mais de
rechercher les entreprises qui ont une stratégie à long terme
favorable à la société dans son ensemble.
Les stratégies
On retrouve présentement trois grandes stratégies d’investissement
responsable qui peuvent se combiner ou non : le vote d’actionnaire, les
filtres d’investissement et l’investissement communautaire ou de
développement durable.
Première stratégie:
le vote d’actionnaire
Cette stratégie implique pour l’investisseur d’utiliser son
droit de vote et les propositions d’actionnaire pour influencer les entreprises
dans le sens d’une plus grande responsabilité sociale(par exemple
ayant trait au respect des droits de la personne ou au respect des droits des
travailleurs tels que définis par l’Organisation internationale
du travail)et environnementale. Un actionnaire d’une entreprise peut
présenter une proposition à l’assemblée annuelle.
L’ensemble des actionnaires est alors appelé à voter cette
proposition. Ces propositions peuvent avoir une portée sociale ou environnementale.
Dans ces cas, elles ne remportent pas habituellement la majorité des
voix, mais elles exposent plusieurs faits importants aux autres actionnaires
et amènent souvent la direction de l’entreprise à améliorer
ses pratiques. Depuis quelques années, certaines grandes caisses de retraite
publiques ainsi que des firmes de gestion de placements ont emboîté
le pas et utilisent leur énorme pouvoir financier pour favoriser un meilleur
comportement social des entreprises.
Deuxième stratégie: les filtres
d’investissement
La stratégie des filtres d’investissement implique l’utilisation
de critères de responsabilité sociale et environnementale dans
la sélection de titres d’entreprises. On peut distinguer deux types
de critères :
1)Les critères d’exclusion automatique en fonction desquels on
exclut des entreprises selon leurs produits ou services ou une mauvaise performance
sociale ou environnementale. Les investisseurs responsables tendent à
exclure certains secteurs comme les armes, le tabac ou le nucléaire.
Plusieurs excluent aussi les entreprises menant des activités au profit
de certains régimes où les droits de la personne sont sévèrement
réprimés(par exemple la Birmanie)ou qui enfreignent systématiquement
les lois protégeant l’environnement ou les travailleurs. Certains
investisseurs responsables établissent un seuil de tolérance en
terme de revenus générés par les activités à
proscrire plutôt que d’appliquer une tolérance zéro.
Ainsi, ils font la part des choses lorsqu’il s’agit d’une
entreprise ayant un profil de responsabilité sociale et environnementale
très positif tout en générant une partie relativement mineure
de ses revenus à partir de simples divisions ou même de filiales.
2)Les critères qualitatifs permettent de choisir des entreprises en
tenant compte simultanément d’un ensemble de performances sociales
et environnementales. Les critères qualitatifs portent habituellement
sur les relations et les conditions de travail, l’équité
dans l’emploi, les pratiques environnementales, les relations avec les
communautés touchées par les opérations, les dons de charité.
En observant l’ensemble de la performance d’une entreprise, un investisseur
peut, par exemple, acheter des actions d’une entreprise controversée
au plan environnemental, mais qui montre des signes d’amélioration
en plus d’avoir des bonnes relations de travail et communautaires. De
plus en plus, les investisseurs responsables utilisent une approche des «
meilleurs des secteurs » qui consiste à privilégier les
entreprises qui se comportent mieux que leurs concurrentes au plan social ou
environnemental, tout en tenant compte de leur performance financière.
Cette approche permet d’assurer une bonne diversification en évitant
de délaisser un secteur au complet(comme pour le pétrole et les
mines qui contiennent de hauts risques environnementaux).
Troisième stratégie: l’investissement
communautaire ou de développement durable
L’investissement communautaire vise essentiellement à appuyer le
développement économique de régions particulières.
Un investisseur communautaire peut placer une partie de ses capitaux dans des
entreprises en démarrage et générant de l’emploi,
ou dans des logements à prix modique. Ce type d’investissement
repose sur la notion de « rendement social ». Ce rendement est calculé
à partir d’indicateurs quantifiables de la hausse de la qualité
de vie. Quatre types d’intermédiaires financiers exercent l’investissement
communautaire : les banques communautaires, les caisses populaires(et «
credit unions »), les fonds d’emprunts communautaires et les prêteurs
à la micro-entreprise.
Et la performance?
L’intégration de critères sociétaux dans la construction
des portefeuilles contribue à identifier des entreprises à terme
plus performantes, qui réduisent certains coûts, évitent
des risques et renforcent leur image, ce qui constitue autant de facteurs favorables
pour leur cours en bourse. Pour l’entreprise, tenir compte des effets
de ses activités sur l’environnement ou ses ressources humaines
permet de renforcer sa performance globale. En premier lieu, il peut y avoir
des sources de réduction de coûts(réduction de la consommation
d’énergie, moins de traitement des déchets ou d’émissions
polluantes, etc.), mais il y a surtout l’opinion générale
du marché(ainsi que des groupes de pression de plus en plus militants)
dont les attentes à ces égards sont grandissantes et qui par le
fait même sont en mesure d’affecter l’engouement pour un titre
en particulier.
Il s’agit là d’effets dont l’impact est plus fort
à moyen ou long terme. Nous devons alors allonger l’horizon temporel
d’évaluation de la rentabilité. Il faut cependant ajouter
que les tenants de l’investissement socialement responsable ne revendiquent
pas absolument une surperformance de leur fonds relativement à des fonds
équivalents sans critères sociétaux, mais considèrent
que ce choix de la responsabilité sociale ne devrait pas se faire au
détriment de la performance financière à long terme. Il
est intéressant de noter qu’à cet égard, l’observation
des résultats financiers des produits existants montre une évolution
proche de la moyenne, voire supérieure selon les marchés.
Les indices boursiers
Le premier indice composé des valeurs cotées les mieux notées
sur le plan social et environnemental a été lancé aux États-Unis,
au début des années 1990, par la firme KLD Research and Analytics
dirigée par Amy Domini. Depuis, les principales agences de notation ont
construit le leur, souvent en partenariat avec les indices boursiers classiques.
Aujourd’hui, on compte au moins huit indices dits « éthiques
» : les Calvert Social Index, Domini 400, Dow Jones Sustainability Index,
Jantzi Social Index, Aspi Eurozone, Social Index, FTSE4Good, et MS.SRI. Ils
sont plus ou moins utilisés et connus de la communauté financière.
La composition de chacun d’entre eux est liée à la méthodologie
de l’agence qui en est à l’origine. Ils n’appliquent
donc pas les mêmes critères de sélection, d’où
la difficulté de les comparer entre eux.
Au Canada, le Jantzi Social Index(JSI)a été créé
en décembre 1999. Cet indice procède par exclusion des entreprises
canadiennes qui ont des activités prépondérantes dans le
nucléaire, les produits du tabac ou la production d’armes. Des
critères de sélection qualitatifs sont aussi appliqués
: sont évitées les entreprises qui ont de mauvaises relations
avec les communautés autochtones, qui ont des pratiques d’affaire
douteuses, qui ont de mauvaises relations de travail avec leurs employés,
qui ont une performance environnementale inférieure relativement aux
autres entreprises de leur industrie, qui ont des liens avec la Birmanie, ou
qui produisent des produits dangereux.
Le JSI est composé de 60 titres détenus en fonction de leur pondération
par capitalisation boursière. Sa performance a été supérieure
aux rendements des indices S&P/TSX et même S&P/TSX 60 dans pratiquement
toutes les périodes depuis sa fondation.
En conclusion, les investissements socialement responsables représentent
une portion croissante de l’investissement total. Aux États-Unis
et au Canada, les fonds d’investissements socialement responsables représentent
actuellement environ 13 et 2,5% respectivement de tous les fonds d’investissement.
Beaucoup d’entreprises ont compris qu’elles ne pouvaient pas adopter
un comportement irresponsable pour exercer leur activité, sous peine
de s’exposer au boycott des consommateurs et des investisseurs, particulièrement
les caisses de retraite qui ont un poids décisif croissant dans la direction
des entreprises. Les compagnies doivent admettre l’idée qu’un
développement durable ne peut s’effectuer qu’au sein d’un
environnement serein. À court terme, il est certain qu’elles peuvent
subir un retard par rapport à une concurrence effrénée,
mais sur la durée, les entreprises bien intégrées à
leur environnement naturel, social et humain ont de meilleures chances de prospérer.
C’est ce que les investisseurs ont toujours recherché.
FRANÇOIS CARRIER, F.S.A., F.I.C.A., CFA, est vice-président,
pour le Groupe-conseil Aon à Montréal.