Les maladies chroniques touchent bien plus d’employés que ce que les employeurs croient. Or, cette sous-estimation coûte cher, car ces maladies ont une incidence négative sur le rendement des travailleurs. Au-delà de la question de l’accès aux données médicales, il existe pourtant des possibilités pour les employeurs d’agir efficacement.

Les employeurs offrant une assurance collective cherchent évidemment à proposer une offre de soins de santé adaptée à leurs employés tout en maîtrisant les coûts reliés à ce programme. En matière de maladies chroniques, ils semblent pourtant s’éloigner de ces deux objectifs.

En effet, les employeurs ­sous-estiment la prévalence des maladies chroniques parmi leurs employés. Or, ces maladies sont susceptibles de faire plonger l’état de santé des personnes, mais aussi d’engendrer des coûts majeurs pour les organisations.

Selon le ­Sondage ­Benefits ­Canada sur les soins de santé 2021, 60 % des participants affirment avoir reçu un diagnostic d’au moins une maladie chronique, alors que les promoteurs estiment que seulement 34 % de leur effectif souffre d’un tel problème de santé. La perception des employeurs ne semble pas devenir plus juste au fil des ans, puisqu’en 2019, 39 % pensaient que leur ­main-d’œuvre était touchée par les maladies chroniques

Les principales maladies chroniques auxquelles font face les employés sont les troubles de santé mentale (21 %), l’hypertension (14 %), l’hypercholestérolémie (14 %), l’arthrite (12 %), l’asthme ou les maladies pulmonaires (10 %), l’eczéma (8 %) et le diabète (7 %).

En plus d’altérer l’état de santé des travailleurs, les maladies chroniques font grimper les coûts pour les entreprises. Près de la moitié des employés (47 %) ont admis avoir dû s’absenter du travail ou avoir eu de la difficulté à travailler en raison de leur maladie chronique ou de leurs douleurs chroniques.

Des maladies invisibles

Les employeurs ­sous-estiment la fréquence des maladies chroniques parmi leurs employés, « parce que plusieurs de ces maladies ne sont pas apparentes, comme l’hypertension artérielle », explique ­Suzanne ­Paiement, associée, santé chez ­Normandin ­Beaudry. L’hypercholestérolémie et le diabète font aussi partie de ce qu’on appelle les tueurs silencieux. Plusieurs cancers ont des stades initiaux asymptomatiques. Les employés sans médecin de famille ou qui ne prennent pas le temps de consulter peuvent développer ces maladies jusqu’à ce qu’elles leur posent de gros soucis de santé. ­Entre-temps, aucune prévention ni traitement précoce ne freine la maladie.

Dans le cas de l’hypertension et du diabète, le nombre de personnes atteintes s’élève nettement dès l’âge de 40 ans, note ­Janusz ­Kaczorowski, titulaire de la ­Chaire de recherche en gestion optimale des maladies chroniques à l’Université de ­Montréal. « ­La pandémie a très clairement entraîné un ­sous-diagnostic, ­observe-t-il. Elle a augmenté la prévalence des facteurs de risque, avec des gens qui restent chez eux, qui sont peu actifs. »

Et même quand les employés se savent malades, les employeurs, eux, peuvent l’ignorer. Lorsque les assureurs envoient les statistiques de consommation de médicaments, « très souvent, les employeurs les analysent seulement avec la lunette des coûts, souligne ­Suzanne ­Paiement. Mais l’avènement des médicaments génériques a permis de diminuer le coût de traitement de certaines maladies, comme ­l’hypertension artérielle et l’hypercholestérolémie ». Résultat : la prévalence des maladies chroniques est ­sous-évaluée, parce que les coûts de traitement n’augmentent pas toujours de façon très marquée.

Le coût de l’ignorance

Cette ­sous-estimation de la fréquence des maladies chroniques a des conséquences réelles pour les employeurs. Surtout qu’elle s’ajoute à la ­sous-estimation provenant des employés ­eux-mêmes : nombreux sont ceux qui ignorent être malades. « ­Si on diagnostique tôt, on peut appliquer un traitement efficace, rappelle ­Janus ­Kaczorowski. En cas d’hypertension, on peut changer le mode de vie et traiter avec plusieurs médicaments très efficaces pour contrôler la tension artérielle. Cela peut éviter des conséquences telles que des problèmes cardiovasculaires. Pour les cancers, le pronostic est différent s’il est détecté au début ou au stade trois ou quatre. »

Tout ce temps au cours duquel l’employé subit sa maladie chronique sans le savoir est du temps perdu pour sa santé. « ­Plus on attend pour se faire soigner, plus les dommages peuvent être irréversibles, illustre ­Suzanne ­Paiement. Une hypertension mal traitée augmente le risque d’AVC et d’infarctus. L’hypercholestérolémie peut bloquer les artères. Cela peut causer de l’invalidité et de l’absentéisme à plus long terme. Mais si l’individu avait reçu un diagnostic plus tôt, et qu’il avait pris les médicaments indiqués, il aurait pu ne jamais s’absenter du travail. »

À ce coût s’ajoute celui spécifique aux maladies chroniques. « ­Ces maladies viennent souvent à plusieurs », indique ­Cathy ­Perron, ­vice-présidente principale et responsable en chef, clients, solutions pour la santé à ­Aon. Une personne souffrant de cancer pourrait bien être aussi touchée par la dépression. Finalement, « en plus de l’invalidité, il peut y avoir de la présence au travail, mais pas à plein rendement, constate-t-elle. Il y a aussi un impact sur la consommation de médicaments. En agissant sur les habitudes de vie, on peut changer ou réduire la consommation de médicaments, ce qui a une incidence sur les coûts et le présentéisme ».

«La pandémie a très clairement entraîné un sous-diagnostic [des maladies chroniques]. Elle a augmenté la prévalence des facteurs de risque, avec des gens qui restent chez eux, qui sont peu actifs. »

 – Janusz Kaczorowski, Université de Montréal

Changer de regard

Pour des raisons de santé comme pour mieux maîtriser les coûts, les employeurs doivent parvenir à mieux mesurer la prévalence des maladies chroniques. Un des moyens d’y arriver serait d’avoir accès aux données médicales des employés. Mais les assureurs, qui détiennent ces données, fournissent uniquement un portrait global aux employeurs afin de respecter la confidentialité des renseignements personnels.

Tout en conservant cette nécessaire confidentialité, les assureurs pourraient en faire plus. « ­Ils pourraient poser des actions plus ciblées puisqu’ils ont accès à l’information pour chaque personne… ­Mais ce n’est pas ce qu’on voit, regrette ­Cathy ­Perron. Les assureurs sont très frileux parce qu’ils ne veulent pas cibler les gens. »

Pourtant, il arrive que certains fassent exception à cette règle. « ­On voit que les assureurs offrent parfois du soutien à une personne traitée avec un médicament d’exception, remarque ­Cathy ­Perron. C’est très positif parce qu’on a des retombées sur cet individu en particulier. Mais ce n’est pas un principe généralisé. Pourtant, cela permettrait une prise en charge précoce. »

L’assureur peut voir quand il y a un nouveau consommateur de médicaments traitant le diabète, relève ­Suzanne Paiement. « ­Il pourrait alors l’encourager à profiter des services de coaching. »
Les employeurs peuvent tenter d’influencer la manière dont les assureurs utilisent les données qu’ils détiennent. « ­Les assureurs savent qui consomme quel médicament. L’employeur pourrait dire à l’assureur : « Qu’­est-ce que vous pouvez faire de plus pour communiquer au sujet des maladies chroniques de façon plus ciblée ? » », suggère ­Cathy Perron.

Même sans avoir accès ­eux-mêmes aux données médicales, les employeurs ont la possibilité de mieux évaluer le nombre d’employés ayant des maladies chroniques. Certains indicateurs pourraient être mieux utilisés. « L’employeur devrait prendre le temps de regarder les données disponibles, comme la consommation de médicaments par individu », propose ­Suzanne ­Paiement. Cet indicateur peut révéler une prévalence croissante des maladies chroniques.

La consommation de services paramédicaux est aussi une variable à surveiller. « ­Si les employés vont davantage chez le chiropraticien ou chez le physiothérapeute, il faut savoir que ces soins sont des compléments aux médicaments ou aux traitements de première ligne pour certaines maladies chroniques », poursuit ­Suzanne ­Paiement.

Plusieurs autres indices devraient mettre la puce à l’oreille. Les absences de courte durée ­ont-elles commencé à augmenter ?

Les promoteurs de régime déconnectés de la réalité

60 %
Pourcentage de participants qui ont reçu au moins un diagnostic de maladie chronique

34 %
Pourcentage de l’effectif atteint d’une maladie chronique, estimé par les promoteurs 

41%
Pourcentage de participants qui ont pris du poids au cours de la dernière année 

47%
Proportion de participants qui ont dû s’absenter du travail ou ont eu de la difficulté à travailler en raison de leur maladie chronique ou de leurs douleurs chroniques

Source : ­Sondage Benefits Canada sur les soins de santé 2021

«On voit que les assureurs offrent parfois du soutien à une personne traitée avec un médicament d’exception. C’est très positif parce qu’on a des retombées sur cet individu en particulier. Mais ce n’est pas un principe généralisé. Pourtant, cela permettrait une prise en charge précoce. »

 – Cathy Perron, Aon

Les accidents de travail ­sont-ils plus fréquents ? « ­Une arthrose au genou pourrait rendre une personne moins habile si son travail est physique », précise ­Mme ­Paiement.

Pas de dépistage sans suivi

Le dépistage est particulièrement intéressant pour détecter les maladies chroniques les plus fréquentes comme l’hypertension artérielle, l’arthrose et le diabète, fait valoir ­Janus ­Kaczorowski. « C’est payant parce qu’on peut identifier une proportion importante de personnes à risque ou qui ont développé des maladies chroniques sans le savoir. »

« ­Les cliniques de dépistage sur les lieux de travail fonctionnaient bien, mais la pandémie a changé la donne, déplore ­Suzanne ­Paiement. Pourtant, les besoins sont toujours là : la pénurie de médecins de famille s’est aggravée depuis deux ans. »

Pour autant, « il est nécessaire de s’assurer qu’il y a un suivi après le dépistage, prévient M. Kaczorowski. Souvent, on est tenté de faire du dépistage, mais sans avoir l’ensemble du processus en place ». Malheureusement, le chercheur dit voir peu d’intérêt de la part des employeurs pour instaurer un processus complet, du dépistage au suivi médical.

À partir du diagnostic, les médecins peuvent prescrire les médicaments nécessaires et la modification des habitudes de vie. « ­Cela peut prendre un à deux ans pour voir des changements sur les données biométriques », observe ­Suzanne ­Paiement.

Le coût des cliniques de dépistage rend toutefois ces initiatives difficilement réalisables, particulièrement pour les plus petites entreprises.

La pandémie a créé des retards de diagnostics

Avec la pandémie, les diagnostics de maladies chroniques ont diminué, relevait le ­Rapport sur les tendances en matière de médicaments d’ordonnance d’Express ­Scripts ­Canada pour 2020. Bien évidemment, les ­Canadiens n’ont pas été moins sujets aux maladies chroniques depuis deux ans. Mais la ­COVID-19 a tellement été au centre de l’attention des gens et du système de santé que les diagnostics de maladies chroniques ont été mis de côté.

Dès 2021, ces retards ont commencé à se combler. Il semble que les diagnostics de cancer et de dépression sont revenus au niveau d’avant pandémie, souligne ­Laura ­Blair, directrice des ventes à ­Express ­Scripts ­Canada. Le nombre de demandeurs de traitements contre le cancer a augmenté de 5,4 % en 2021, et de 9,1 % pour la dépression. Mais 10 000 ­Canadiens sont encore en attente de diagnostic de cancer, et 50 000 ­Canadiens n’ont pas encore commencé leur traitement contre la dépression.

De plus, il pourrait y avoir eu un surcroît de cas de dépression avec la pandémie. « ­La dépression est reliée à d’autres maladies comme le cancer et le diabète, parce que si vous avez ces maladies, c’est bien possible que vous tombiez en dépression », explique ­Laura ­Blair.

Une sensibilisation bien communiquée

C’est pourquoi une politique de sensibilisation de l’ensemble des employés aux maladies chroniques peut être envisagée, pour allier efficacité et maîtrise des coûts. « ­Notre mode de vie est largement responsable de la plupart de ces maladies, souligne ­Janus ­Kaczorowski. Si on mange mal, si on n’est pas assez actif, si on consomme de l’alcool, si on fume des cigarettes, ça augmente la probabilité de maladies chroniques. »

L’employeur peut favoriser un milieu de travail propice aux habitudes de vie positives. « ­On peut avoir un impact notable sur la prévention des maladies chroniques en mettant en place des programmes de dépistage, mais aussi des programmes qui favorisent l’activité physique, la bonne nutrition, les saines habitudes de vie, suggère ­Janus ­Kaczorowski. Idéalement, on peut proposer ça avant 40 ans, parce que l’excès de poids et l’obésité dépendent des habitudes de vie. »

Par exemple, l’employeur peut s’assurer qu’il offre un bon choix de légumes et de fruits à la cafétéria. Et que ces choix sont abordables. Il peut également encourager l’activité physique, en prévoyant un stationnement pour les vélos, et favoriser les autres modes de déplacement que l’automobile.

« ­Il faut se concentrer sur les cinq facteurs de risque modifiables qui sont responsables de la plupart des maladies chroniques : la faible consommation de fruits et légumes, le manque d’activité physique, le tabagisme, la consommation d’alcool, l’obésité ou l’excès de poids », martèle ­Janus ­Kaczorowski.

Pour que cette stratégie de prévention porte ses fruits, la manière de communiquer de l’employeur est primordiale. « ­On devrait communiquer davantage le besoin que le programme, affirme ­Suzanne ­Paiement. Par exemple, si je souffre de diabète, je ne pense pas forcément à vérifier si la consultation d’un nutritionniste est remboursée. Mais si la communication de l’employeur est tournée vers le besoin, l’employé souffrant de diabète peut consulter facilement les activités proposées aux personnes ayant ce problème de santé. »

« ­Chaque employeur devrait adapter sa communication à la réalité de ses employés, recommande ­Mme ­Paiement. Pour les camionneurs, l’ordinateur de bord peut être un outil de promotion des saines habitudes de vie, en récompensant ces habitudes avec des dollars additionnels dans les régimes d’assurance pour acheter des abonnemment à un gym ou les services d’un entraîneur privé. On peut promouvoir les étirements pour soulager les articulations. »

Il existe donc tout un éventail de possibilités pour sensibiliser et prévenir l’apparition de maladies chroniques dans la ­main-d’œuvre. Plus tôt elles seront détectées, moins les coûts associés seront lourds pour les employeurs. « C’est une question de volonté et d’argent, avance ­Janus ­Kaczorowski. À la fin, la question est de savoir si, pour nous, c’est important ou pas d’améliorer la santé de nos employés. »

«Les cliniques de dépistage sur les lieux de travail fonctionnaient bien, mais la pandémie a changé la donne. Les besoins sont toujours là : la pénurie de médecins de famille s’est aggravée depuis deux ans. »

 – Suzanne Paiement, Normandin Beaudry

10 000
Nombre de Canadiens touchés par un retard de diagnostic pour un cancer en raison de la pandémie

Source : ­ ­Express Scripts Canada


• Ce texte a été publié dans l’édition de mai-juin 2022 du magazine Avantages.
Vous pouvez également consulter l’ensemble du numéro sur notre site web
.