Tels des capitaines de navire dépourvus d’instruments de navigation, les promoteurs de régimes de retraite à cotisation déterminée (CD) canadiens naviguent sur des eaux agitées sans toujours savoir exactement où mettre le cap. Un cadre législatif moins nébuleux qui inclurait des règles refuges (safe harbor) pourrait-il les aider à arriver à bon port ?

Très populaire aux États-Unis, le concept de règle refuge fait beaucoup parler de lui dans le monde des régimes de retraite, même s’il existe dans une multitude d’autres domaines.

Une règle refuge prend généralement la forme d’une liste de critères relativement précis. Lorsque ceux-ci sont respectés, le promoteur de régime est présumé s’être acquitté de ses responsabilités, le protégeant ainsi d’éventuelles poursuites déclenchées par les participants. « C’est assez utile lorsque l’on est assujetti à des obligations vagues ou générales, comme les obligations fiduciaires dans le cas des régimes de retraite », explique Julien Ranger, associé, Régimes de retraite et avantages sociaux chez Osler.

Ainsi, en l’absence de règles refuges, un promoteur ne peut jamais avoir la certitude de s’être bel et bien acquitté de ses obligations fiduciaires. Le participant dispose toujours d’une certaine ouverture pour accuser l’administrateur de ne pas avoir rempli celles-ci. « Tout le monde connaît les grands principes des obligations fiduciaires, soit en gros agir en personne raisonnable, avec prudence, diligence et compétence dans le meilleur intérêt des participants. Le problème, c’est que c’est un concept qui n’a jamais de limite », poursuit l’avocat.

Le flou de la législation canadienne

Aux États-Unis, plusieurs règles refuges encadrent la responsabilité fiduciaire des administrateurs de régimes de retraite. Qu’en est-il au Canada ? « Il y a certaines règles qui nous donnent des indications générales sur le standard fiduciaire, mais elles demeurent floues. On est loin des véritables règles refuges », indique Julien Ranger.

Gilles Bernier, directeur des programmes du Collège des administrateurs de sociétés de l’Université Laval, a siégé, en 2005, à un comité mis sur pied par la Régie des rentes du Québec pour réviser certains aspects de la Loi sur les régimes complémentaires de retraite (loi RCR). L’un des objectifs de cette révision, explique-t-il, était de mieux définir l’étendue des responsabilités des comités de retraite, dans un contexte où les tribunaux se penchaient sur de nombreux cas d’entreprises en faillite ayant laissé un important déficit actuariel dans leur régime de retraite.

Par exemple, dans l’affaire très médiatisée de la Mine Jeffrey, à Asbestos, les travailleurs avaient intenté un recours collectif de 21 millions de dollars contre les membres du comité de retraite. « En faisant partie d’un comité de retraite, les membres engagent leur responsabilité individuelle et peuvent être poursuivis, précise M. Bernier. Le problème, c’est qu’ils n’ont pas toujours les connaissances pour prendre les meilleures décisions, même s’ils agissent de bonne foi. La question était de savoir si on allait trop loin en matière de responsabilité. »

Le travail du comité a donc permis de « mieux formaliser les pratiques de gouvernance » dans la loi, tout en y introduisant une notion de présomption de prudence et de diligence pour le comité de retraite. L’article 151.1 de la loi RCR stipule que « le comité de retraite est présumé agir avec prudence s’il agit de bonne foi en se fondant sur l’avis d’un expert ». « Entre nous, on appelait ça un safe harbor, souligne Gilles Bernier. Ce n’est pas l’équivalent de la législation américaine, mais c’est une règle qui offre quand même une immunité relative au comité de retraite. »

Bien qu’elle était, lors de sa création, surtout destinée aux régimes à prestations déterminées (PD), cette disposition générale peut également s’appliquer aux régimes à cotisation déterminée, soutient-il. « C’est un article qui va effectivement dans le sens du safe harbor, mais il demeure trop vague pour en être réellement un », soutient Patricia Romanovici, avocate à la Financière Sun Life. « Aux États-Unis, il n’y a pas une seule règle refuge, mais un ensemble de règles très spécifiques à des situations particulières, comme le nombre minimum d’options de placement, l’option par défaut, l’adhésion automatique, l’augmentation automatique des cotisations, etc. »

Des lois conçues pour les régimes PD

Le problème fondamental expliquant la grande ambigüité entourant la responsabilité fiduciaire des administrateurs de régime CD vient peut-être d’une législation avant tout conçue pour les régimes PD, estime Julien Ranger. « La loi RCR est difficile à suivre pour les administrateurs de régimes CD. Ils ne savent pas toujours si telle ou telle disposition s’applique ou non à leur régime. Je ne pense pas qu’il devrait y avoir deux lois, mais un ajustement de la loi actuelle visant à mieux refléter la réalité des régimes CD serait bénéfique. »

Gilles Bernier confirme d’ailleurs que le comité de la RRQ auquel il a siégé en 2005 n’avait pas pour mandat de se pencher spécifiquement sur le cas des régimes CD. « Pourtant, avec la volatilité des marchés à laquelle sont exposés les participants des régimes CD, je pense que c’est une petite bombe à retardement si on ne fait rien », avance-t-il.

Bien qu’elles constituent un outil de référence fort utile pour les promoteurs de régimes CD, les Lignes directrices pour les régimes de capitalisation publiées en 2004 entretiennent elles aussi cette impression que les obligations fiduciaires demeurent indéfinies, estime Anne Meloche, vice-présidente régionale, affaires institutionnelles, Québec et Est du Canada à Placements mondiaux Sun Life.

« Les lignes directrices restent très vagues dans l’ensemble. Par exemple, on n’encadre pas la notion de risque de l’option de placement par défaut. On précise seulement qu’elle doit être divulguée. Les plaintes de certains promoteurs de régimes CD canadiens qui réclament des règles refuges proviennent probablement de ce flou législatif avec lequel ils doivent constamment composer », affirme-t-elle.

Pas une solution miracle

Cela dit, les administrateurs qui croient pouvoir se dégager de toute responsabilité grâce au safe harbor risquent de déchanter rapidement. Car dès qu’un employeur décide d’offrir un régime à ses employés, il accepte d’endosser certaines responsabilités.

« Mettre en place des règles refuges ne signifie pas qu’on ne peut plus être poursuivi, ni que notre responsabilité ne peut pas être retenue. Elles donnent plutôt un certain confort aux administrateurs de régimes dans la mesure où s’ils agissent selon des règles particulières prévues dans la législation, on va considérer qu’ils remplissent leur devoir fiduciaire », insiste Patricia Romanovici.

Mais encore faut-il que les promoteurs remplissent adéquatement les critères du safe harbor pour pouvoir bénéficier de sa protection, ce qui n’est pas toujours si simple, soutient Julien Ranger. « La problématique qui est apparue aux États-Unis, c’est que les règles refuges sont extrêmement prescriptives. Quand une règle est très prescriptive, le risque est plus grand de ne pas remplir une condition, et donc, de ne pas être couvert par la règle refuge. »

Si l’expérience américaine a démontré que le concept de safe harbor donne effectivement une certaine certitude à l’administrateur relativement à ses devoirs fiduciaires, il génère également des litiges concernant le respect ou non des conditions imposées par la règle refuge. « D’ailleurs, je ne crois pas que l’instauration des règles refuges a fait diminuer considérablement le nombre de litiges aux États-Unis », ajoute Patricia Romanovici.

L’effet boule de neige

Si les règles refuges jouissent d’une si grande popularité aux États-Unis, c’est en partie parce que la culture de litiges y est très prononcée. Mais les promoteurs d’ici doivent tout de même se montrer prudents : la tolérance juridique canadienne ne pourra peut-être pas les protéger indéfiniment.

Même s’il n’y a pas vraiment eu de recours collectifs intentés par des participants contre des promoteurs de régimes CD jusqu’à présent au Canada, le risque est tout de même bien réel, affirme Julien Ranger. « Ça prend seulement une cause portée par un avocat un peu créatif pour que tout dégringole. C’est un peu l’effet boule de neige. Tout le monde va vouloir le copier. »

Pour appuyer son propos, l’avocat fait une analogie avec la gestion des surplus dans les régimes PD. « Avant les années 1980, personne ne parlait de surplus au Québec. Les promoteurs étaient persuadés qu’il n’y avait aucun risque. Puis, il y a eu un premier cas devant les tribunaux, suivi de nombreux litiges majeurs portant sur la propriété des surplus. On a finalement décidé de légiférer tellement la question était devenue controversée. »

D’autant plus que le risque de poursuites pourrait augmenter au cours des prochaines années, au fur et à mesure que les premières cohortes de participants de régimes CD vont commencer à prendre leur retraite. Certains d’entre eux vont peut-être réaliser qu’ils n’auront d’autre choix que de travailler un peu plus longtemps que prévu, de quoi créer un environnement plus propice aux litiges.

« Les gens vont commencer à examiner les frais, se demander si leur argent a été placé dans un fonds par défaut adéquat, se poser des questions sur le décaissement, entre autres, mentionne Julien Ranger. Les poursuites potentielles ne devraient pas empêcher les administrateurs de régimes de dormir, mais ça demeure un risque quand même. »

Patricia Romanovici rappelle pour sa part que malgré l’absence de règles refuges au Canada, les promoteurs de régimes ne sont pas totalement dépourvus de protection en cas de litige. « On se rabat toujours sur les mêmes normes quand il est question de responsabilité fiduciaire. Parmi elle, la diligence, la prudence, la compétence et le recours à des experts. »

Passer à l’action

L’enjeu décisif est alors de déterminer si le Canada devrait emboiter le pas aux États-Unis et se doter de règles refuges pour rassurer les promoteurs de régimes de retraite. D’autres solutions moins radicales pourraient être envisagées, estiment les spécialistes consultés.

« Il faut trouver un bon équilibre entre des règles trop prescriptives et pas assez prescriptives. Si elles ne le sont pas assez, il est difficile de savoir si on les respecte, alors que si elles le sont trop, leur utilisation devient un fardeau », croit Julien Ranger, précisant que les règles refuges américaines sont généralement très longues et complexes.

Selon lui, une éventuelle révision de la législation pourrait s’inspirer d’un réajustement effectué en 2010-2011 à la réglementation des régimes de retraite fédéraux et qui visait à encadrer plus spécifiquement certains aspects de l’administration des régimes CD, notamment en matière d’options de placement.

« Avec ces nouvelles règles, l’administrateur est réputé avoir investi les fonds de manière prudente s’il offre des choix de placement diversifiés et adaptés au besoin des participants, explique M. Ranger. Même si ces critères demeurent un peu larges, ils restreignent les critères liés à l’obligation fiduciaire, tout en se basant sur des principes plutôt que sur des règles strictes. Je considère que c’est un bon équilibre. »

Patricia Romanovici juge pour sa part qu’une autre voie pourrait être envisagée : la bonification des lignes directrices pour les régimes de capitalisation. « Même si elles sont actuellement très vagues, certaines balises existent dans les lignes directrices, les bases sont déjà là. Ce sont des règles par l’industrie, pour l’industrie. Leur raffermissement représenterait peut-être une solution plus efficace que des changements législatifs, qui pourraient être longs et complexes », argumente-t-elle.

Peu importe la solution choisie, Anne Meloche estime que des règles mieux définies encourageraient sans doute les employeurs à faire preuve de plus d’audace et d’innovation dans la conception de leur régime, particulièrement en ce qui concerne les options de décaissement et l’offre de conseils financiers au participant.

Un navire qui possède les bons instruments pour s’orienter risque fort bien d’arriver plus vite à destination après tout.