L’Office d’investissement du régime de pensions du Canada (OIRPC) a, en définitive, marqué la mesure. La plus grande caisse de retraite au Canada selon l’actif a annoncé en 2012 son intention d’investir 5 milliards de dollars dans le secteur de l’agriculture en mettant l’accent sur les terres agricoles au Canada, aux États-Unis, en Australie, en Nouvelle-Zélande et au Brésil.

Le gestionnaire y voyait une source de diversification et de rendements historiquement stables dans un environnement dominé par une demande en hausse pour les produits agricoles sous le poids de la croissance démographique et de l’accroissement des revenus dans la plupart des économies émergentes. L’avancée demeure cependant ciblée. L’OIRPC s’est porté acquéreur de quelque 41 hectares aux États-Unis et a acheté 47,2 hectares en Saskatchewan à la fin de 2013 avant que la province ne bloque son incursion l’année suivante par un amendement à la Farmland Security Act.

Encore aujourd’hui, le gestionnaire souligne que sa stratégie agricole combine un engagement dans l’actif réel, sous forme de terres agricoles, et des investissements dans d’autres segments composant la chaîne de valeur du secteur. L’acquisition, annoncée en avril dernier, d’une participation de 40 % dans l’entreprise intégrée Glencore Agricultural Products, des mains de la britannique Glencore, pour une contrepartie de 2,5 milliards de dollars américains, s’inscrit dans cette veine.

Géographiquement, son portefeuille agricole se concentre sur les États-Unis, le Canada et l’Australie, des marchés dits plus matures. Et l’OIRPC réitère que les perspectives demeurent positives, soutenues par des « fondamentaux » macroéconomiques favorables répondant aux besoins d’investisseurs à long terme. Il y a adéquation, met en exergue le gestionnaire.

La Caisse de dépôt et placement du Québec y a fait échos, mais plus timidement et de manière indirecte. Le bas de laine des Québécois injectait, en 2012, 250 millions de dollars américains dans la création de TIAA-CREF Global Agriculture, qui venait de lever 2 G$ US à des fins d’investissement dans les terres agricoles de grands pays exportateurs de grain. La caisse des fonctionnaires de Colombie-Britannique entrait également dans l’aventure. Le directeur principal, relations avec les médias de la Caisse de dépôt, Maxime Chagnon, disait alors que « c’est lié à la croissance des pays émergents et à la hausse de la demande pour les produits agricoles ». Il ajoutait que cet investissement répondait au profil de rendements stables, prévisibles à long terme.La Caisse vise essentiellement le Midwest américain, le Brésil et l’Australie dit-elle, et n’a pas accru sa présence dans le secteur agricole depuis.

Approche embryonnaire
En marge de l’annonce liée à TIAA-CREF, il avait été précisé dans le communiqué que les investisseurs institutionnels ne détiennent que 1 % des terres agricoles dans le monde « en raison des barrières à l’entrée historiquement élevées, telles qu’une faible liquidité, la communication d’information et la recherche limitées ainsi qu’un nombre élevé de transactions hors marché ».

La financiarisation de l’agriculture, même limitée pour l’instant, doit aussi conjuguer avec les inquiétudes des producteurs et l’acceptabilité sociale. Les agriculteurs voient en l’inflation du prix des terres une menace à la survie de leurs entreprises et à la relève agricole, et une pression à la hausse sur les prix. Ils regardent donc d’un mauvais œil l’intérêt nouveau exprimé par les grandes caisses de retraite.

Selon les données diffusées par l’Union des producteurs agricoles (UPA) lors d’un symposium en 2014, l’engagement des caisses de retraite dans les terres agricoles pouvait osciller entre 5 et 15 G$ en 2011, un investissement appelé à doubler en peu de temps croyait-on. Dans son mémoire déposé en 2015 dans le cadre d’une commission parlementaire sur le phénomène d’accaparement des terres agricole, l’UPA ajoutait que la valeur des terres agricoles au Québec venait de connaître une hausse de quelque 600 % entre 1990 et 2014, de 1 620 $ à 10 115 $ l’hectare, une tendance similaire à l’échelle planétaire s’appuyant sur l’augmentation de la demande humaine et animale pour les denrées agricoles, sur les stocks mondiaux en baisse, et sur l’action accrue d’investisseurs recherchant un rendement supérieur et non corrélé au marché boursier.

Une autre dimension s’ajoutait. Le nombre de transactions avait bondi de 67 % en cinq ans et la valeur globale, de 84 %, l’UPA dénonçant l’accaparement des terres agricoles à des fins de spéculation sous l’action de nouveaux acteurs tels les institutions financières, les promoteurs immobiliers et les producteurs de biocarburants. Ces données sont québécoises mais le phénomène est mondial, a martelé l’UPA.

Présence marginale
Pour l’heure, la présence des grands gestionnaires de caisse de retraite reste marginale, ceux qui y sont engagés y consacrant, en moyenne, 1,5 % de l’actif sous gestion, selon les données de l’organisation internationale à vocation sociale Grain. Mais l’intérêt de ces grands institutionnels est réel et s’insère dans ce déplacement vers les éléments d’actif alternatifs.

Selon le Global Alternatives Survey publié en 2015 par le cabinet Willis Towers Watson, réalisée en association avec le Financial Times, cette grande famille d’actifs sous gestion atteint les 6 300 G$ US à l’échelle planétaire, ventilée entre sept catégories. Ils sont recherchés pour leur faible corrélation avec les actions et les titres à revenu fixe, pour leurs revenus réguliers et leur faible volatilité.

Par segment, il ressortait de l’étude sur ces placements alternatifs que l’intérêt des institutionnels pour les fonds de couverture s’est refroidi, que l’investissement immobilier nécessitera une approche plus sélective, que les infrastructures vont sourire davantage aux institutionnels chevronnés et de plus grande taille et que les perspectives pour les matières premières sont plutôt incertaines.

En revanche, les placements privés et le marché du crédit demeurent attrayants alors que les investisseurs institutionnels seront plus nombreux à sélectionner le champ des ressources naturelles, avec des investissements directs tant dans les terres arables que dans les entreprises du secteur agricole.

Dans l’environnement actuel de faibles rendements, les gestionnaires recherchent des investissements offrant un potentiel de gain et une protection contre les risques de baisse. « Les ressources naturelles, par leur caractéristique unique en matière d’investissements et, dans la plupart des cas, pour leur résilience aux chocs économiques, jouent ce rôle », a mis en exergue le cabinet. Leur performance est moins sensible aux aléas boursiers et de taux d’intérêt.

Un actif convoité
Dans un colloque sur la retraite et les placements au Québec tenu en 2014, Jean-François Tessier, directeur général des ventes institutionnelles, Gestion d’actifs à la Financière Manuvie, a présenté les placements dans les terrains forestiers exploitables et les terres agricoles comme étant une révolution dans la gestion des caisses de retraite. Il a chiffré la valeur marchande des terres agricoles offrant des possibilités de placement à quelque 1 000 G$ US dans le monde. La plus grande partie de ce marché se trouve aux États-Unis (640 milliards), puis au Brésil (140 milliards), en Argentine et en Australie (90 milliards chacun). La Nouvelle-Zélande, le Chili et l’Uruguay représentent ensemble un autre 30 milliards.

Au Canada le potentiel est évalué à seulement 10 milliards, d’abord à cause du climat, ensuite pour les barrières à l’acquisition de terres destinées à l’agriculture. M. Tessier évoque que ces éléments d’actif réel s’harmonisent avec le passif à long terme associé aux engagements en matière de prestations de retraite et d’assurance-vie.

La raréfaction fera croître la valeur des terrains, et cet actif peut offrir une porte d’entrée dans les pays dits émergents. Aussi, à des fins de diversification, de 1970 à 2013, les terres agricoles américaines ont offert une corrélation négative avec les obligations à long terme de société et d’État, avec les bons du Trésor américain, avec le S&P 500, avec les actions non américaines et les actions de sociétés américaines à petite capitalisation, a calculé M. Tessier. Une corrélation positive est apparue avec l’immobilier commercial américain, avec l’inflation et avec l’indice S &P GSCI Agriculture. Et le rendement des terres agricoles a varié entre 9,6 %, 10 % et 15,1 % entre 1991 et 2013 selon que l’inflation était faible, modérée ou élevée.

Mais les investisseurs craignent une surchauffe du marché des terres agricoles et les possibilités d’y placer des fonds semblent plutôt limitées sur l’horizon 2030, contrairement aux services publics, à l’énergie classique, à l’énergie renouvelable, au transport et à l’immobilier commercial.