L’augmentation rapide et continuelle de l’espérance de vie représente un véritable casse-tête pour les régimes de retraite. Mais pour pouvoir gérer un risque, il faut d’abord être capable de bien le mesurer. Exaspéré des hypothèses actuarielles plus qu’approximatives, le Régime de retraite du syndicat des débardeurs de Montréal a pris les grands moyens pour évaluer le plus précisément possible la longévité de ses participants. Pierre-Luc Trudel s’est entretenu avec Steve Vincent, directeur administratif du régime.


Avantages
: Qu’est-ce qui vous a poussé à vouloir mesurer plus précisément la longévité dans votre régime ? Viviez-vous une problématique particulière ?

Steve Vincent : Depuis plusieurs années, au moment de la production de nos évaluations actuarielles, nous constations des gains de mortalité. Autrement dit, il y avait plus de décès dans le régime que ce que les tables de mortalité prévoyaient. Cela peut sembler une bonne nouvelle pour un régime de retraite, mais la situation inverse, c’est-à-dire un taux de mortalité plus faible que prévu, aurait tout aussi bien pu se produire. On a pris conscience que les hypothèses que nous utilisions étaient imprécises et qu’elles ne s’appliquaient pas nécessairement à notre régime. L’élément déclencheur s’est produit il y a quelques années. On voyait enfin la lumière au bout du tunnel concernant le niveau de déficit et la solvabilité du régime, mais la table de mortalité CPM 2014 nous a assommés. Son arrivée a fait doubler le déficit d’un coup. La longévité n’était pas le seul facteur, mais il était déterminant. On s’est donc mis à regarder ce que l’on pouvait faire de ce côté-là.

Concrètement, quelles mesures avez-vous mises en place ?
Cette année, l’Institut canadien des actuaires (ICA) a émis une note éducative expliquant qu’il est préférable de tenir compte de l’expérience réelle et crédible du régime dans la sélection des hypothèses de mortalité, plutôt que de simplement se baser sur les tables. Nous avons donc adopté un modèle de longévité basé sur les facteurs socio-économiques en utilisant principalement les codes postaux. On sait que ceux-ci sont liés à des facteurs qui ont un grand impact sur la longévité, comme la richesse, la proximité d’un hôpital ou le fait de vivre dans une zone urbaine, rurale ou industrielle. Au Canada, il existe plus de 850 000 codes postaux que l’on regroupe en environ 61 classes. Les banlieues de Montréal, de Toronto et de Vancouver ont des caractéristiques socio-économiques similaires, par exemple.

Mais ce n’est pas uniquement une question de géographie ?
En plus des codes postaux, nos hypothèses sont basées sur les tables de mortalité de l’ICA, auxquelles on ajoute un facteur d’ajustement en fonction de l’industrie. Dans le cas du régime des débardeurs, c’est le facteur utilisé par l’industrie de la construction qui s’applique le mieux. Un autre facteur d’ajustement tient également compte de la taille de la rente, car on sait qu’une rente plus généreuse a pour effet d’augmenter l’espérance de vie.

Comment les conditions de travail de vos participants influencent-elles leur espérance de vie ?
Auparavant, le travail de débardeur était beaucoup plus physique et impliquait d’être en contact avec des matières dangereuses, comme de l’amiante et de la poussière de charbon. L’impact de ces conditions de travail sur la santé et la longévité était majeur. Les débardeurs qui ont travaillé à cette époque ont plus de chance de mourir jeunes. Aujourd’hui, le travail est moins physique et plus axé sur l’opération de machinerie. Par contre, l’horaire de travail est très variable et instable. Durant la même semaine, un débardeur peut être appelé à travailler de jour, de soir et de nuit. Un tel horaire a une incidence sur la santé et l’espérance de vie, des études l’ont démontré.

Votre nouvelle approche en matière de mesure du risque de longévité vous a-t-elle mené à prendre des décisions quant au transfert de risques, acheter des rentes par exemple ?
Cela pourrait éventuellement nous amener à procéder à l’achat de rentes, mais nous ne sommes pas encore rendus là. Pour le moment, on a eu la confirmation que notre taux de mortalité est plus important que prévu. Cette précision accrue va nous permettre de mieux cibler nos risques, et pas seulement le risque de longévité. Nous serons également en mesure de corriger le tir plus rapidement au besoin, d’être plus proactif.

Avez-vous déjà pu évaluer les résultats et l’efficacité des mesures que vous avez implantées ?
Au dépôt de la prochaine évaluation actuarielle (le 31 décembre), on va utiliser un facteur d’ajustement d’environ 120 % pour la table de mortalité, ce qui veut dire qu’on a environ 20 % plus de mortalité que ce que la table prévoit. Cela va évidemment avoir une conséquence sur les niveaux des déficits en capitalisation et en solvabilité. Si on avait appliqué notre modèle des facteurs socio-économiques à l’évaluation actuarielle de l’année dernière, on évalue que nos ratios de capitalisation et de solvabilité se seraient améliorés d’environ 2 à 3 %. Comme on sait que les taux d’intérêt ne bougeront pas beaucoup au cours des prochaines années, aller chercher un peu d’amélioration du côté de la longévité peu énormément nous aider.

Si vous n’aviez pas pris des mesures pour mieux évaluer le risque de longévité, pensez-vous que votre régime aurait pu être en danger à long terme ?
Je ne pense pas; l’objectif était surtout de nous donner tous les outils pour faire les meilleurs choix dans le futur. Cela dit, une mauvaise mesure de la longévité a une incidence sur les participants actifs et crée de l’iniquité intergénérationnelle. Comme on est un régime syndical qui s’administre seul, l’employeur n’a aucune responsabilité envers le déficit. Les retraités, eux, ont une rente viagère, et la réduire est la dernière chose qu’on voudrait faire. Les participants actifs se retrouvent donc à payer les déficits avec une retenue sur le rendement ou sur les cotisations horaires. Si on réussit à réduire le déficit, on laisse plus d’argent dans le compte des participants actifs. À la retraite, ils auront donc droit à une rente plus intéressante. Si tout va bien, on vise à éliminer les paiements de déficits d’ici cinq ou six ans.


À votre avis, les caisses de retraite se préoccupent-ils suffisamment du risque de longévité ?

Au Canada, on est vraiment en retard sur cette question. Les modèles de longévité basés sur les facteurs socio-économiques sont courants depuis très longtemps au Royaume-Uni, par exemple. Ici, je n’en entends presque jamais parler, mais je pense que ça intéresse de plus en plus les régimes. La question de la longévité touche vraiment beaucoup de gens.