Lors de son récent passage dans la métropole, le magazine Avantages a rencontré Philippe Ithurbide, directeur recherche, Analyse et stratégie pour Amundi. Nous lui avons posé quelques questions sur les marchés actuels ainsi que sa vision pour les mois à venir.

1. La situation qui prévaut actuellement dans le monde a de quoi inquiéter. Comment les caisses de retraite doivent-elles réagir?

Philippe Ithurbide : Avec prudence. Nous sommes dans un environnement de crise de dette publique et de perspectives de ralentissement économique, voire de récession pour la zone euro. Certes, les marchés financiers se sont préparés à cela, mais le pire n’est jamais sûr. Quand on regarde le positionnement des portefeuilles internationaux, on remarque qu’il y a beaucoup de liquidités, et peu de risque. Si l’on veut rester positif, cela signifie sans doute que les capacités de rebond des marchés sont significatives, mais si l’on reste réaliste, on comprend bien pourquoi l’environnement actuel pousse à la prudence. Plus la crise de la dette dure, et plus la récession risque d’être sévère. Ajoutons à cela qu’il n’y a plus d’actif sans risque. Les obligations souveraines sont dans de nombreux pays des actifs réellement risqués, puisqu’il est question de réduction des notes de crédit, voire de défaut, ou encore de trajectoire de dette non maîtrisée. Rien de bien encourageant.

2. Faut-il se concentrer sur les actions ou les obligations et revenir à la base, ou au contraire, il faut oser investir dans les produits alternatifs par exemple?

P. Ithurbide : La crise de 2008 a mis l’accent sur la nécessité d’avoir des portefeuilles liquides. Si « alternatif » veut dire « produits illiquides », ce n’est pas la bonne solution, à moins d’en avoir très peu dans les portefeuilles. Quant aux actions ou obligations, il est loin le temps où l’on pouvait construire des portefeuilles en ayant des obligations (sécurisantes) comme un coussin à la prise de risque sur les actions, actifs risqués surperformants tous les autres actifs. Ce que l’on vit actuellement est une complète remise en question des principes habituels.

La crise actuelle, qui dure depuis plus de quatre ans, conduit à des situations extrêmes : en valorisation pure, les actifs risqués sont très peu chers. Les indices de crédit actuels indiquent des probabilités de défaut des entreprises très au-delà de ce qui se passera réellement comme cela fut le cas en 2008, d’ailleurs. Sur les marchés d’actions, c’est la même chose. Mais tout est affaire de timing : la récession qui arrive risque d’être plus sévère que ne l’indique le consensus, et le risque est bien d’investir trop tôt. Ajoutons aussi que ces dernières années ont montré les limites de la diversification. En période de crise, elle est insuffisante.

3. Les caisses de retraite canadiennes auraient-elle avantage à investir davantage à l’étranger, voire dans les marchés émergents?

P. Ithurbide : Investir à l’étranger est une très bonne chose pour des investisseurs canadiens, notamment parce que le dollar canadien est une devise procyclique (il se déprécie quand les actifs risqués – actions et crédit – baissent), mais aussi parce que les fonds canadiens ont généralement trop d’exposition en CAD dans leurs portefeuilles. Un investisseur dont le portefeuille est libellé en devise procyclique doit avoir une plus grande exposition devises (ou une plus faible couverture de change) qu’un investisseur dont le portefeuille est libellé en devise anti-cyclique. Mais attention : il faut être très sélectif. Le but n’est pas d’avoir une exposition devise, mais des actifs qui s’apprécient, et ne pas se laisser tenter par des thématiques de croissance économique … notamment sur les émergents. Ce n’est pas parce que la croissance est forte que le marché des actions est solide.

La Chine est un exemple concret : une croissance économique très forte, mais une performance des actions négative depuis près de 20 ans. Il y a d’autres façons de miser sur les émergents, comme indiqué précédemment. Et puis surtout, le mot « émergents » ne veut strictement rien dire : il y a des pays à croissance autonome (certains pays d’Asie dont la Chine, le Brésil, etc.) ou pas (Europe émergente), des pays consommateurs de matières premières (Chine) ou producteurs (Brésil, Russie, Afrique du Sud, etc.), des pays à politique monétaire indépendante du contexte international (Brésil par exemple) ou totalement liée au niveau international des taux (Chine, par exemple), des pays à devises sous évaluées, des pays qui ont atteint leur pic d’inflation et d’autre non. Des pays qui sont capables de relacer la croissance, ou qui ont réussi à stabiliser leur niveau de croissance. Bref, le monde « émergent » est totalement multiforme, ce n’est pas un bloc, et il offre des opportunités extraordinaires. Investir dans les émergents nécessite une expertise spécifique et une très bonne connaissance granulaire des ces marchés et des ces économies, qui sont fort différentes entre elles.

4. De quelle manière les gestionnaires de portefeuilles peuvent-ils apporter une valeur ajoutée?
P. Ithurbide : C’est toujours un exercice difficile, mais l’environnement de volatilité apporte des opportunités. Ne pas trop regarder les benchmarks et les betas des actifs (performance des indices) est une bonne démarche, et il nous semble bien plus intéressant de jouer des thématiques fortes. Regarder par exemple les entreprises européennes qui font l’essentiel de leurs profits dans des zones de croissance autonome (certains pays d’Asie ou d’Amérique latine, par exemple), dont la valeur a été « détruite » par la chute de leur propre souverain est une bonne idée comme le fait de miser sur des valeurs industrielles contre des valeurs financières a été un très bon thème de valeur ajoutée au cours des derniers trimestres.

5. Votre perspective globale pour 2012? Êtes-vous optimiste?

P. Ithurbide : Optimiste ? Pas vraiment actuellement, plutôt prudent ou réservé. À l’heure où l’on se parle, la crise de la dette européenne n’est pas terminée, la situation américaine n’est guère plus brillante sur ce sujet (déficits publics, trajectoire de dette, gouvernance, etc.), et le ralentissement économique marqué pourrait bien se transformer en récession.

La volatilité reste élevée, ce qui n’est pas favorable aux actifs risqués (actions et crédit). Le dispositif anti-contagion est insuffisant, aussi bien à l’intérieur de la zone euro qu’à l’extérieur. Or c’est vraiment la contagion qui pose problème. Le stress financier européen s’est propagé à l’extérieur de la zone euro, la contagion a gagné les pays AAA de la zone et l’Allemagne elle-même (qui n’a pourtant aucun problème de solvabilité), a connu des difficultés lors de l’adjudication du bunds de novembre. La réduction des dettes des banques va se poursuivre, et le crédit pourrait se contracter davantage. Autrement dit, les taux courts vont rester bas tout au long de l’année, et tant que la situation de crise n’est pas maîtrisée, il n’y a pas de raison de virer à l’optimisme. Une sortie par le haut redonnerait en revanche une forte bouffée d’oxygène à des actifs risqués très sous-évalués, qui trouverait néanmoins ses limites sur le questionnement sur l’ampleur de la récession ou du ralentissement économique.

Plus la crise de la dette dure, et plus la récession sera sévère. Le fait que l’Allemagne soit impactée, que les pays « émergents » s’inquiètent du repli des banques européennes (très présentes en Asie et en Amérique Latine), et que les États-Unis soient également contaminés par la situation (agences de notation, ralentissement économique, risques bancaires, etc.) est plutôt un gage que des solutions communes et globales sont possibles. Que les banques centrales s’accordent sur des facilités d’accès à la liquidité en dollar est une bonne chose. Que les européens renégocient un Pacte de Stabilité plus crédible et, en même temps, discutent à nouveau de la transformation du Fonds Européen de Stabilité Financière en banque (lui donnant accès à la liquidité de la BCE) ou que la BCE prête directement au FMI serait également favorable. Cela permettrait à la zone euro de « sortir par le haut » et d’éviter l’enlisement ou l’éclatement. Voilà où se situe mon optimisme !