L’assureur Beneva appelle le Commissaire à la concurrence à intervenir dans la distribution des médicaments de spécialité.

Dans une lettre envoyée au Bureau de la concurrence du Canada, l’assureur Beneva sonne l’alarme sur ce qu’il qualifie de « pratique anticoncurrentielle à grande échelle » dans la distribution des médicaments de spécialité au Québec, qui « gonfle artificiellement le prix de traitements importants et cause un grand tort à la population québécoise ».

Les économies potentielles représenteraient 1,5 % du coût total des régimes collectifs d’assurances-médicaments, soit 100 millions de dollars par année, considère Beneva.

L’assureur explique avoir envoyé cette lettre à la demande de ses clients, précise Éric Trudel, vice-président exécutif et leader en assurance collective chez Beneva. « Au cours des dernières années, nos clients nous ont beaucoup questionné sur le montant élevé des honoraires pour les médicaments de spécialité », explique-t-il. « Ils nous demandaient de façon intensive d’agir. Nous y sommes allés étape par étape. » Depuis deux ans, Beneva dit avoir mis en œuvre des procédures légales.

Un groupe restreint de pharmacies bénéficieraient d’ententes exclusives avec des gestionnaires de programmes de soutien aux patients (PSP), contrôlant ainsi un marché de plusieurs centaines de millions de dollars, pointe la lettre rédigée par le cabinet d’avocats McMillan, au nom de Beneva.

Les médicaments de spécialité, utilisés pour traiter des maladies rares ou complexes, représentent aujourd’hui environ 40 % de la valeur du marché pharmaceutique au Québec, bien qu’ils ne concernent que 2 % des patients, indique la lettre. Les médicaments de spécialité coûtant plus de 10 000$ par année représentent environ 30% des réclamations totales de médicaments dans les régimes collectifs chez Beneva.

Contrairement aux apparences, leur gestion ne nécessite pas d’expertise médicale particulière, affirme Beneva. Dans bien des cas, le seul impératif technique est la conservation au froid, c’est-à-dire disposer d’un réfrigérateur, ce qui est le cas de la majorité des pharmacies.

Or, selon Beneva, six pharmacies concentreraient l’essentiel des ventes de ces médicaments. Cela serait rendu possible grâce à des ententes contractuelles avec les gestionnaires de PSP, qui bloqueraient l’accès du marché aux autres pharmacies.

Le schéma préférentiel commence au moment de la prescription, décrit la lettre. Lorsqu’un médecin recommande un médicament de spécialité, il inscrit le patient à un programme PSP associé au fabricant du produit. Ce PSP prend alors en charge le processus d’autorisation de remboursement auprès de l’assureur… mais transmet l’ordonnance à une pharmacie spécifique, sans consultation du patient. Les pharmacies concernées bénéficient d’honoraires élevés. « Nous avons reçu des réclamations de plus de 2 millions de dollars par personne et par année, avec des honoraires qui dépassent les 200 000 $ », illustre Éric Trudel.

En conséquence, le patient est souvent traité à distance, sans savoir que son médicament est délivré ailleurs que dans sa pharmacie habituelle. Et lorsqu’un patient tente de transférer son ordonnance, des obstacles sont fréquemment rapportés – allant de mises en garde infondées sur la sécurité, à des justifications administratives complexes visant à décourager le changement.

Une surfacturation qui fait grimper les primes

L’effet est doublement pernicieux, selon Beneva. D’une part, les patients perdent le libre choix de leur pharmacien, pourtant garanti par le Code de déontologie des pharmaciens. D’autre part, les régimes privés d’assurance absorbent des frais beaucoup plus élevés que le régime public.

Dans certains cas, les honoraires facturés par les pharmaciens bénéficiant d’une exclusivité aux régimes privés sont jusqu’à 40 fois plus élevés que ceux prévus dans le cadre du régime public. Pour un seul médicament comme le Vimizim, la facture annuelle peut atteindre des centaines de milliers de dollars par patient. Beneva a payé des honoraires moyens de 132 000 $ par patient au cours de l’année 2024 pour le Vimizim. « La moyenne constatée dans les pays l’OCDE se situe entre 10 000 et et 40 000 $ par année », pointe Éric Trudel.

Un système dénoncé, mais peu freiné

Malgré plusieurs poursuites disciplinaires intentées par l’Ordre des pharmaciens du Québec (OPQ) – dont certaines ayant mené à des condamnations pour partage illégal d’honoraires ou atteinte au libre choix des patients -, les pratiques dénoncées perdurent.

L’OPQ, tout comme l’Association québécoise des pharmaciens propriétaires (AQPP), s’est opposé à cette forme de spécialisation autoproclamée, qui crée une « fragmentation des soins » et marginalise les pharmacies communautaires. L’an passé, l’AQPP a déposé une demande d’autorisation d’une action collective contre les pharmaciens concernés et les gestionnaires PSP.

Beneva appelle à une enquête formelle du Bureau de la concurrence, fondée  sur la Loi sur la concurrence. L’assureur souhaite l’interdiction des ententes exclusives entre gestionnaires PSP et pharmaciens, l’obligation pour les PSP de fournir les médicaments à toute pharmacie, l’interdiction des ristournes versées pour la fourniture de médicaments de spécialité, ainsi que des sanctions financières contre les parties fautives.

Pour l’assureur, la situation actuelle porte préjudice aux patients, fragilise l’équité dans le réseau pharmaceutique et fait exploser les coûts pour les assurés et leurs employeurs. « C’est un système fermé, coûteux, et construit sur des pratiques que rien ne justifie – ni médicalement, ni économiquement », conclut Beneva dans sa lettre.