Pour les régimes de retraite, la dernière décennie a été marquée par de nombreux bouleversements législatifs, une baisse constante des taux d’intérêt, mais aussi par le plus long marché haussier de l’histoire. Cette période faste a pris fin abruptement en début d’année, menaçant de nouveau la santé financière des régimes.

Heureusement, les leçons apprises de la crise de 2008‑2009 permettent d’envisager l’avenir avec un peu plus de sérénité. Des décisions importantes s’imposeront toutefois au cours des prochains mois.

En 2008, nous étions très inquiets que la situation des caisses de retraite entraîne l’insolvabilité des entreprises. On ne se trouve pas du tout dans la même situation aujourd’hui », soutient ­Claude ­Lockhead, associé exécutif chez ­Aon.

Malgré la gravité de la crise en cours, les régimes de retraite à prestations déterminées canadiens se montrent plutôt résilients. Preuve que les gestes posés par les législateurs et l’ensemble des acteurs de l’industrie dans la foulée de la crise financière ont porté fruit.

­La situation n’est pas idéale, mais les ratios de solvabilité que l’on voit en ce moment ne sont pas aussi dramatiques que ce que l’on a vécu en 2008, explique ­François ­Bourdon, chef des placements global à ­Fiera ­Capital. Heureusement, au cours de la dernière décennie, une bonne partie des caisses de retraite ont réduit leur exposition aux actions, leur sensibilité aux baisses du marché boursier est donc moins grande. De l’autre côté, on s’approche d’une dynamique où il va y avoir plus de retraités que d’employés actifs dans bien des régimes. Ça laissera moins de temps pour se reprendre après la crise », ­prévient-il toutefois.

En réduisant leur pondération en actions, les régimes ont diversifié leurs portefeuilles avec l’ajout de placement privé, d’immobilier et d’infrastructures notamment. « ­Il y a un peu moins de risque dans les caisses, et ­celui-ci se trouve ailleurs, dans des actifs qui sont probablement plus stables à long terme », poursuit ­François ­Bourdon.

L’appariement ­actif-passif des caisses de retraite est aussi bien meilleur qu’à l’époque grâce à l’allongement de la durée des portefeuilles obligataires, souligne F. Hubert ­Tremblay, conseiller principal au sein du domaine ­Avoirs chez ­Mercer. « L’élément de volatilité relié à la baisse des taux d’intérêt a été couvert dans une large mesure. Les régimes qui ont agi en ce sens vont s’en tirer beaucoup mieux, et c’est directement lié aux apprentissages de la crise financière de 2008. Malheureusement, beaucoup de régimes n’étaient pas encore rendus là, surtout ceux de petite taille. »

Le travail réalisé sur la conception des régimes les a aussi rendus plus solides. « ­On n’a qu’à penser à l’augmentation des cotisations des employés, à la coupure de l’indexation dans le secteur privé ou encore au report de la retraite anticipée sans pénalité », donne en exemple Éric ­Aubin, associé chez ­Morneau Shepell.

Outre la gestion des risques plus efficace mise en œuvre par les promoteurs de régime, le cadre réglementaire désormais plus souple permet aux caisses de retraite canadiennes de garder la tête hors de l’eau.

« ­La crise de 2008 a fait très mal parce que les promoteurs devaient financer les déficits de solvabilité, ce qui amenait beaucoup de volatilité dans les cotisations des employeurs », rappelle ­Claude ­Lockhead. Plusieurs endroits, dont le ­Québec et l’Ontario, ont éliminé cette exigence, réduisant ainsi le niveau de risque que les promoteurs doivent assumer relativement au financement de leur régime en cette nouvelle période de crise.

Au ­Québec, la création de la provision de stabilisation pour les régimes du secteur privé a aussi été salvatrice, juge F. Hubert ­Tremblay. « ­Depuis son introduction au début de 2016, on a eu la chance de connaître trois assez bonnes années du point de vue des rendements et des taux d’intérêt, ce qui a permis aux régimes de se constituer un certain coussin. C’est maintenant qu’on voit l’importance de prévoir une telle marge de sécurité. Probablement que trois bonnes années n’auront pas été suffisantes pour pallier entièrement une crise majeure comme celle que l’on vit, mais ça réduit tout de même l’impact négatif », ­dit-il.

Dans le secteur municipal, le partage des coûts entre l’employeur et les employés et le retrait de l’indexation automatique ont aussi donné un bon coup de main, ajoute Éric ­Aubin.

Une situation préoccupante malgré tout

La situation demeure néanmoins préoccupante. Frappée de plein fouet par la déconfiture boursière, la situation financière des caisses de retraite s’est sérieusement détériorée au mois de mars. Si elles ont pu reprendre quelque peu leur souffle depuis grâce au rebond des actions en avril et en mai, les taux d’intérêt plus bas que jamais et l’incertitude entourant la reprise économique mondiale sèment l’inquiétude chez les promoteurs.

« ­La reprise est difficile à prédire, car on est dans une dynamique de crise sanitaire et d’arrêt de travail forcé, indique ­François ­Bourdon. Il y a de bonnes chances que tout ça laisse des séquelles et que l’on ne voie pas une croissance économique rapide en 2020, même en 2021. Par contre, à plus long terme, la ­COVID-19 a fait en sorte que la récession que l’on attendait en 2022 en raison du resserrement du crédit traditionnel se produit maintenant. Une fois qu’elle sera passée, on aura une capacité excédentaire pour que la croissance économique reparte à la hausse. »

La ­Bourse est certes très volatile depuis la fin du mois de février, mais les pertes enregistrées doivent être relativisées, note Éric ­Aubin. « L’année passée, les caisses de retraite diversifiées ont obtenu des rendements d’environ 16 %, ­dit-il. On ne parle pas d’une crise exceptionnelle pour le moment, mais ce qui inquiète tout le monde, c’est qu’on ne sait pas où on s’en va. »

« ­On va entrer dans une période de taux encore plus bas qu’on pensait, et pour encore plus longtemps. »

– Claude Lockhead, Aonh

Ce qui semble déjà acquis, c’est que les caisses de retraite ne doivent pas se faire d’illusions sur la performance de leurs portefeuilles obligataires au cours des prochaines années. « ­On va entrer dans une période de taux encore plus bas qu’on pensait, et pour encore plus longtemps, craint ­Claude ­Lockhead. Les gouvernements vont sortir de la crise endettés comme jamais, les pressions vont donc être fortes sur les banques centrales pour qu’elles gardent les taux bas longtemps. L’impact sur le passif des régimes sera important. Les promoteurs vont devoir réévaluer leurs stratégies à long terme dans un tel environnement. »

L’autre danger qui guette les régimes de retraite, c’est la santé financière des employeurs. Des faillites d’entreprises, qui semblent inévitables dans le contexte actuel, placeront forcément des régimes ­PD dans des situations difficiles. « ­Les régimes de retraite ne sont pas menacés aujourd’hui tant que les employeurs ­eux-mêmes ne sont pas menacés, explique F. Hubert ­Tremblay. Il faut être prudent avec la pression financière que l’on met sur les régimes. Si les cotisations requises deviennent trop élevées, ça n’aidera pas les entreprises à traverser la tempête. Mais si on réussit à les garder sous contrôle, on va les aider, c’est certain. »

Mesurer la santé financière des régimes en cas de terminaison est d’autant plus important dans les conditions de marché actuelles, ­ajoute-t-il.

­Doit-on craindre une nouvelle vague de terminaison de régimes ­PD ? ­La hausse du déficit de solvabilité pourrait certes retarder la sortie de certains régimes du secteur privé, mais une nouvelle vague de fermetures est à prévoir à plus long terme, juge Éric ­Aubin. « ­Plusieurs promoteurs attendaient que leur déficit de solvabilité se résorbe avant de souscrire des rentes. La crise va ralentir le processus, mais la tendance des dernières années va se poursuivre tout de même. »

Cela dit, contrairement à la situation de 2008, les régimes ­PD dans le secteur privé sont devenus chose rare aujourd’hui, note F. Hubert ­Tremblay. « À un certain point, il n’y a plus tant de régimes ­PD qui peuvent être fermés. Je doute que les grands employeurs du ­Québec qui ont maintenu jusqu’à aujourd’hui de tels régimes pour des raisons de ressources humaines vont changer d’idée. Ce qui est sûr, c’est qu’on ne verra pas la création de nouveaux régimes ­PD. »

Un coup de pouce des législateurs

annoncé différentes mesures d’allègement au cours des dernières semaines. Retraite ­Québec et le ­Bureau du surintendant des institutions financières (BSIF) ont ainsi repoussé de trois mois les échéances pour le dépôt de certains documents, comme l’évaluation actuarielle et le relevé annuel aux participants.

Les régimes sous réglementation fédérale bénéficient également d’un moratoire sur les exigences de paiements de solvabilité, et ce, jusqu’à la fin de l’année 2020.

Si la situation sanitaire et économique ne s’améliore pas au cours des prochains mois, les promoteurs pourraient demander des mesures plus substantielles, croit F. Hubert ­Tremblay. « ­Du point de vue de la capitalisation, les gouvernements vont ­peut-être devoir trouver l’équilibre entre réduire les cotisations requises de la part des employeurs de façon à ce qu’ils puissent traverser la crise, et s’assurer qu’il y ait suffisamment d’argent dans les caisses de retraite dans l’éventualité de faillites d’entreprises ou de fermetures de régime. »

Aux ­États-Unis, les législateurs ont permis aux régimes de différer les cotisations de 2020 en 2021, avec les intérêts, une mesure qui vise à libérer les liquidités dont certaines entreprises ont besoin pour survivre à la crise.

Reste que la pression sur les épaules des législateurs est beaucoup moins forte aujourd’hui qu’elle ne l’était en 2008, rappelle ­Claude ­Lockhead. « À l’époque, c’était la course pour convaincre les gouvernements de mettre en place des mesures d’allègement dans les règles de financement. Aujourd’hui, le cadre législatif est plus résilient. »

« ­L’idée ne sera pas de changer complètement notre vision, mais peut-être de reconsidérer la façon dont on répartit notre actif si certains changements structurels se manifestent dans les marchés financiers. »

– François Bourdon, Fiera Capital

Le portrait est toutefois différent pour les régimes sous juridiction fédérale, toujours soumis au financement sur base de solvabilité. Malgré l’allègement temporaire annoncé à ce chapitre, les promoteurs commencent à s’impatienter. « J’ai hâte de voir si le fédéral va bouger dans les prochains mois concernant le financement de la solvabilité. Il y a encore beaucoup de volatilité dans les cotisations des régimes fédéraux, et on dispose de peu de moyens pour la contrôler », déplore Éric ­Aubin.

L’actuaire croit également que la crise actuelle pourrait être l’occasion d’accélérer la réflexion concernant les régimes de retraite à prestations cibles au pays. « Ça pourrait constituer une porte de sortie intéressante, un compromis acceptable pour les employeurs dans certaines situations », ­croit-il. Le gouvernement du ­Québec prévoyait d’ailleurs déposer un projet de loi sur les régime ­PC ce printemps, avant que la pandémie ne vienne contrecarrer ses plans.

ET LES ACHATS DE RENTES?

Compte tenu de la très grande volatilité des marchés, le Bureau du surintendant des institutions financières a imposé un moratoire en mars dernier sur l’achat de rentes collectives par les régimes de retraite fédéraux. Au Québec, les régimes sous réglementation provinciale ne sont pas soumis à une telle directive. Devraient-ils pour autant entreprendre ou poursuivre des démarches en ce sens?

«C’est probablement plus sage de mettre ça sur la glace pour le moment, conseille Éric Aubin. Mieux vaut attendre que la volatilité se calme, surtout s’il faut vendre des titres pour payer la prime à l’assureur.»

Cela dit, pour les régimes qui étaient déjà relativement avancés dans le processus avant le début de la crise, il est toujours possible de mener la transaction à terme, a expliqué Marianne Assaf, conseillère principale chez Normandin Beaudry, lors d’un webinaire le mois dernier. «L’appétit est encore là du côté des assureurs.

Si le portefeuille d’une caisse de retraite est déjà immunisé en vue d’un achat, le moment est bien choisi pour continuer.»

« On a réalisé des achats de rentes récemment et on a été surpris par la compétitivité des primes, renchérit Claude Lockhead. Il peut y avoir de belles occasions dans le marché.»

Entamer la réflexion

Prendre des décisions précipitées en temps de crise n’est jamais une bonne idée, mais les promoteurs devront tout de même se pencher sur l’avenir de leur régime une fois la poussière retombée.
Pour gagner un peu de temps, certains régimes pourraient par exemple envisager de produire une évaluation actuarielle anticipée au 31 décembre 2019, alors que la situation était encore stable, a suggéré ­Pierre-Luc ­Meunier, associé chez ­Normandin ­Beaudry, lors d’un webinaire organisé par la firme le mois dernier. « ­Cela permet de stabiliser les cotisations requises sur une période de trois ans, mais ce n’est pas miraculeux non plus. Devancer l’évaluation ne change pas réellement le coût du régime, c’­est-à-dire les prestations à payer. »

Les promoteurs ont encore un peu de temps devant eux avant de décider s’ils veulent déposer une évaluation actuarielle anticipée ou non, ­a-t-il ajouté. Les délais supplémentaires accordés par ­Retraite ­Québec permettent de repousser cette décision au mois de septembre, voire octobre.

Du point de vue des placements, les périodes de crise ne sont pas propices pour effectuer de grands mouvements dans les portefeuilles. Néanmoins, au cours des prochains mois, les promoteurs de régime devront entamer une réflexion sur leurs stratégies de répartition d’actif et d’exposition aux risques. « ­Depuis 2008, la valeur des marchés a été multipliée par cinq ou six, rappelle ­François ­Bourdon. Il n’y a pas lieu de paniquer et changer de stratégie parce que l’on vit un marché baisser. »

La situation demeurera temporaire, ­juge-t-il, puisqu’un vaccin pour la ­COVID-19 devrait arriver d’ici deux ans. « ­La structure de l’économie ne devrait pas changer complètement. Mais des fragilités existent, et elles devront être considérées lorsque les caisses de retraire réviseront leurs politiques de placement. L’idée ne sera pas de changer complètement notre vision, mais ­peut-être de reconsidérer la façon dont on répartit notre actif si certains changements structurels se manifestent dans les marchés financiers. »

Avec un minimum de discipline, la crise actuelle pourrait se révéler aussi riche en apprentissages que celle de 2008.

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• Ce texte a été publié dans l’édition de mai-juin 2020 du magazine Avantages.
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