On discute de plus en plus en Amérique du Nord de l’adoption d’éventuelles lois qui accorderaient aux employés le « droit à la déconnexion » une fois qu’ils ont quitté le bureau, afin de les empêcher d’être à la merci de leur téléphone 24 heures par jour, sept jours par semaine.

Des experts du monde du travail croient toutefois que les exigences numériques du 21e siècle doivent faire l’objet d’une discussion vigoureuse, et que des règles très strictes ne sont possiblement pas la bonne solution.

La semaine dernière, un conseiller de la ville de New York a suggéré qu’il soit illégal de contraindre un employé à accéder de chez lui à « des communications électroniques reliées à son emploi », sauf s’il s’agit d’une urgence. Les employeurs devraient indiquer par écrit quelles sont les heures de travail et quels sont les moments de congé, et il leur serait interdit de punir un employé qui refuserait de consulter ses courriels ou ses réseaux sociaux reliés au travail en dehors de ses heures de bureau.

Le député Gabriel Nadeau-Dubois, de Québec solidaire, a récemment présenté un projet de loi d’intérêt privé pour garantir que le temps de repos des employés sera respecté en obligeant les employeurs à adopter une politique de déconnexion à l’extérieur des heures de travail.

Sa proposition prévoit des amendes allant de 1000 $ à 3000 $ pour les compagnies qui refuseraient de se doter d’une telle politique ou d’en réévaluer l’efficacité et la pertinence chaque année.

« Les gens quittent le travail, mais ils travaillent encore, a-t-il déploré. Ce n’était pas le cas pour la génération de mes parents. Dans leur temps, quand tu quittais le bureau, tu le quittais. Ce n’est pas vrai pour ma génération. La séparation entre la vie professionnelle et la vie privée disparaît. »

Ottawa étudie la question

Le gouvernement fédéral a lui aussi témoigné de son intérêt à explorer le droit à la déconnexion, qui a retenu l’attention l’an dernier quand la France a adopté une loi pour protéger le temps libre des travailleurs.

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Dans le cadre d’une consultation publique organisée plus tôt cette année pour « mettre à jour les normes du travail afin de s’assurer qu’elles reflètent les réalités du marché du travail d’aujourd’hui », Emploi et Développement social Canada a mis en ligne un questionnaire qui traitait notamment du droit à la déconnexion.

Une question demandait ainsi si l’adoption de règles qui encadreraient ce droit devrait compter parmi les priorités du gouvernement en matière de travail.

« C’est toujours une bonne idée pour les parties de discuter ensemble des conditions de travail », a dit l’avocate en droit du travail Katherine Poirier. Elle prévient toutefois qu’une « surréglementation et l’imposition d’amendes aux employeurs ne sont pas toujours la bonne manière de résoudre une situation ».

« Le problème est qu’il n’y a pas de solution unique qui conviendra à tout le monde, poursuit-elle. La mise en œuvre d’une politique et l’obligation de la respecter sont une bonne chose, car chaque camp discutera de ce qu’il juge acceptable. En revanche, l’adoption de règles qui encadreraient (tous les travailleurs) d’un seul coup pourrait être un cauchemar. »

En plus des exigences sans cesse croissantes de la boîte de courriels, plusieurs employés sont aujourd’hui reliés à Slack, un réseau social destiné aux entreprises qui se targue d’être utilisé chaque semaine par quelque neuf millions de personnes dans une centaine de pays. Il délaisse la formalité des courriels au profit d’échanges plus décontractés.

La même stratégie a été adoptée par le service (payant) Workplace de Facebook, qui est utilisé par des géants comme Walmart, Starbucks et Heineken.

Une protection déjà existante

Me Poirier estime que plusieurs entreprises feraient valoir que les lois actuelles protègent déjà adéquatement les employés d’une obligation de devoir travailler en dehors des heures de bureau. Elle rappelle que la Cour d’appel du Québec a tranché, en 2005, qu’on ne peut pas contraindre un employé à allonger sa journée de travail chez lui.

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« [Le tribunal a dit] que le droit humain à la vie privée et à l’inviolabilité du domicile empêche un employeur de vous forcer à travailler de chez vous, a-t-elle dit. L’employeur pourrait communiquer avec vous pour vous donner rendez-vous, mais de vous obliger à travailler de chez vous porterait atteinte à votre vie privée. »

« C’était avant les réseaux sociaux et les téléphones cellulaires d’aujourd’hui. Nous avons vu plusieurs problèmes depuis ce moment-là, mais rien d’aussi précis. Ce sera une question très importante à l’avenir. »

Les courriels nuisibles pour la santé?

Plusieurs dirigeants d’entreprises saisissent aisément les bienfaits de la déconnexion et ne sont pas contre l’idée de ne pas accéder aux courriels professionnels depuis la maison, assure Julie Rothman, de l’Université de Toronto.

« Plusieurs personnes se trouvent dans ce qu’on pourrait appeler un « état continu d’attention partielle », où il y a tant de choses qui se produisent et auxquelles on répond qu’on ne se concentre jamais complètement sur une seule chose, a-t-elle dit. Ça pourrait être très nuisible à notre santé, physique et émotionnelle, mais aussi à notre performance au boulot. »

« Si nous avons des gens au travail qui sont épuisés et même au bord de l’épuisement professionnel, alors ils ne performeront pas au niveau attendu, poursuit Mme Rothman. Il y va donc de l’intérêt fondamental de la compagnie de s’assurer qu’ils sont revigorés. »

La psychologue Elizabeth Dunn, de l’Université de la Colombie-Britannique, a constaté lors d’une petite expérience que les gens sont moins stressés s’ils vérifient leurs courriels à l’occasion au lieu de continuellement. Même si d’autres études sont nécessaires, elle dit que cela laisse entendre que le fait « d’être constamment tenu en laisse par notre technologie quand nous essayons de passer du temps avec nos proches et nos amis mine les bienfaits qu’on retirerait autrement de ce temps de qualité ».

Elle hésite toutefois à dire que les courriels à l’extérieur des heures de travail sont nuisibles à la santé.

« On manque de bonnes recherches pour documenter les conséquences sur la santé physique et psychologique de l’utilisation de cette technologie », a-t-elle dit.

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