La journée s’annonce intense pour Isabelle Grandmont. C’est aujourd’hui que son équipe doit décider si Molson Coors procède à l’achat de plusieurs millions de dollars de rentes collectives de type buy-out[1] pour l’un de ses régimes de retraite à prestations déterminées (PD) canadiens. Et elle n’aura que quelques heures pour prendre sa décision. Mais toute la préparation derrière cette transaction, elle, a commencé bien en amont.

« Avec la longévité de nos retraités qui ne cessait d’augmenter, et le marché des rentes qui connaissait une forte croissance au Canada, l’option devenait très alléchante », raconte Isabelle Grandmont, directrice de la rémunération globale chez Molson Coors.

Le célèbre brasseur n’est pas la seule entreprise à s’être tournée vers les rentes collectives pour alléger le passif de ses régimes PD. Alors qu’avant 2013, le volume des souscriptions de rentes dépassait à peine 1 milliard de dollars par année au pays, des transactions totalisant 3,7 G$ ont été conclues en 2017, selon des données de Willis Towers Watson. En 2018, le montant total des rentes souscrites pourrait frôler les 5 G$.

« L’état d’esprit a changé. Avant, les promoteurs se demandaient pourquoi ils achèteraient des rentes. Maintenant, ils se demandent pourquoi ils n’en achèteraient pas », indique Jonathan Morin, chef, Équipe de souscription de rentes chez Willis Towers Watson.

Plusieurs facteurs peuvent expliquer l’engouement récent pour les rentes collectives, notamment la bonne santé financière des régimes de retraite. De plus, les hauts niveaux de solvabilité observés à l’heure actuelle facilitent la prise de décision et limitent le risque, pour les promoteurs, de devoir allouer des sommes supplémentaires pour acquitter le paiement des rentes.

« On remarque aussi un changement de philosophie en matière de gestion des risques », note Mathieu Tessier, directeur général, Relations avec la clientèle, Solutions prestations déterminées à la Financière Sun Life. Avant 2013, les achats de rentes se faisaient presque uniquement en cas de terminaison de régime. Maintenant, de plus en plus de régimes encore ouverts et qui ont un bon horizon de vie devant procèdent à des transactions. »

Au Québec, les récents changements législatifs qui permettent maintenant aux promoteurs de régimes d’obtenir l’acquittement de leurs obligations à l’égard d’anciens participants (buy-out) ont également donné un bon coup de pouce au marché des rentes collectives. Le rachat des engagements était déjà possible en Colombie-Britannique, et le sera en Ontario dès le 1er juillet 2018.

Fini, donc, le « risque boomerang » que craignaient certains promoteurs de régime dans l’éventualité, certes très peu probable, où l’assureur ferait faillite et où Assuris ne serait pas en mesure de couvrir les obligations liées au régime.

« Ce n’était pas un risque important, mais il existait quand même, souligne Jonathan Morin. Il faut aussi mentionner que sans rachat des engagements, d’un point de vue administratif, les participants demeurent à part entière dans le régime. Le promoteur doit donc continuer d’assumer certains frais afférents, comme la production des relevés annuels. Avec le rachat des engagements, ces coûts disparaissent. Ça ne change pas la donne, mais c’est quand même quelque chose qui vient appuyer davantage les achats de rente. »

Définir les objectifs

Si Isabelle Grandmont attend avec autant de fébrilité les soumissions des assureurs, c’est qu’il s’agit là du point culminant de plusieurs années de travail complexe et exigeant.

Depuis la fin des années 1990, Molson Coors a fermé la plupart de ses régimes PD aux nouveaux employés, ce qui a nécessité une révision complète des stratégies de placement et de gestion des risques. « On a d’abord mis en place une stratégie d’investissement guidée par le passif », explique Mme Grandmont.

Graduellement, Molson Coors a donc transféré ses actifs risqués vers des actifs plus sécuritaires de façon à réduire le risque à long terme de ses régimes PD fermés.

« Notre espoir, à l’époque, c’était que les taux allaient finir par monter, et que le problème de volatilité et de risque de nos régimes allait se régler seul, poursuit-elle. Évidemment, ce n’est pas ce qui s’est produit ! C’est pourquoi on a commencé à envisager l’achat de rentes. »

Isabelle Grandmont et son équipe ont donc exposé l’idée au comité de retraite canadien de Molson Coors et à la haute direction. « Au début, on a dû expliquer ce que c’était, des rentes collectives. On a fait de la formation, on expliquait par exemple la différence entre les rentes buy-in et les rentes buy-out, on parlait des conséquences financières d’une telle transaction », raconte-t-elle.

Le promoteur a aussi déterminé les trois principaux objectifs qu’il souhaitait atteindre en procédant à l’achat de rentes : assurer la sécurité des prestations des retraités, gérer la volatilité des cotisations et du degré de solvabilité et réduire la taille des régimes PD dans les états financiers de la société.

« Notre but principal chez Molson, c’est de devenir le premier choix des consommateurs en matière de bière. On voulait donc liquider le passif de nos régimes de retraite et alléger nos livres comptables pour se concentrer sur nos activités principales », mentionne Isabelle Grandmont.

« On voit beaucoup d’entreprises où le poids du régime PD est tellement lourd qu’il représente une proportion importante de la capitalisation boursière de la compagnie, commente Jonathan Morin. Souscrire des rentes permet de le ramener à une taille plus raisonnable. Le promoteur peut ainsi se concentrer sur les participants actifs. »

Enclencher le processus

Après avoir commandé une étude de faisabilité, Molson Coors décide finalement d’enclencher le processus d’achat de rentes. Mais le travail ne fait que commencer : il faut d’abord sélectionner quel régime fera l’objet de la transaction.

À la suite d’une fine analyse des six régimes PD canadiens de la société, le choix s’arrête finalement sur l’un d’eux, qui est basé en Colombie-Britannique. Son excellente solvabilité et sa petite taille en font un candidat idéal. À l’époque, la Colombie-Britannique était également la seule province qui autorisait la souscription de rentes avec rachat des engagements.

« On souhaitait commencer à bâtir une expertise dans le domaine. Pour la toute première transaction de l’entreprise, on voulait tester un plus petit régime », explique Mme Grandmont.

« La préparation des données a été une étape très longue et ardue. Les assureurs demandent beaucoup d’informations, et nous ne les avions pas toutes dans nos bases de données », confie Isabelle Grandmont. Molson a donc profité de l’occasion pour faire un audit de ses retraités d’un bout à l’autre du pays.

Lorsqu’ils ont reçu leur relevé annuel par la poste, ceux-ci ont été invités à confirmer certaines informations, ce qui a permis à l’équipe d’Isabelle Grandmont de regarnir ses bases de données.

« La date de naissance des participants, le montant de leur rente, leur salaire avant la retraite, le type d’emploi qu’ils occupaient, leur niveau d’éducation et le code postal de leur résidence sont toutes des informations que les assureurs considèrent quand ils élaborent leurs cotations », souligne Marc Drolet, directeur chez Morneau Shepell, la firme qui a conseillé Molson Coors tout au long du processus.

« Plus les données sont adéquates et complètes, plus la confiance des assureurs augmente et plus l’incertitude diminue. Et pour un assureur, cette dernière se traduit par l’ajout d’une marge d’incertitude dans les cotations, et donc par un prix plus élevé. Ça paye d’aller voir les assureurs avec des données de meilleure qualité », insiste Mathieu Tessier.

[1] Ni le montant de la transaction ni le nom de l’assureur ont été divulgués.

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