Pierre-Luc Trudel, Jo-Anne Jodoin et Ghiwa ­Nakhlé
Pierre-Luc Trudel, Jo-Anne Jodoin et Ghiwa ­Nakhlé. Photo : James Wagner.

Pour souligner son 30e anniversaire, Avantages a invité des vétérans de l’industrie de la retraite et des avantages sociaux à discuter des enjeux de leur profession avec des jeunes recrues de leur entreprise. Les premiers ont 30 ans de carrière, les seconds, 30 ans… de vie. Malgré leur différence d’âge, partagent-ils la même vision de leur travail?

Ce mois-ci, Jo-Anne Jodoin, directrice, développement des affaires à Desjardins Assurances, et sa collègue Ghiwa Nakhlé, conseillère principale en développement et stratégies d’affaires, ont livré un plaidoyer pour l’innovation et se sont demandé si l’épargne-retraite devait uniquement servir… pour la retraite.

Jo-Anne et Ghiwa ont beau travailler dans le domaine de la retraite, elles sont bien conscientes qu’un régime à lui seul ne suffit plus à faire le bonheur des employés. Il en faut bien plus pour leur enlever le goût d’aller voir si l’herbe est plus verte ailleurs.

Jo-Anne : Le concept de retraite a tellement changé. Avant, le but était de se rendre là et d’en profiter. Aujourd’hui, la retraite fait partie du concept beaucoup plus large de santé financière. C’est une tendance que l’on constate particulièrement chez les plus jeunes : ils ne veulent pas vivre seulement une fois à la retraite, ils veulent vivre maintenant.

Ghiwa : Les régimes de retraite demeurent fondamentaux, mais ils ne suffisent plus. Les besoins de la main-d’œuvre changent. Les employés, surtout les plus jeunes, n’ont plus un sentiment d’appartenance aussi fort envers leur employeur. S’ils ne sont pas satisfaits, ils vont partir, et ce n’est pas le régime de retraite qui va les retenir.

Jo-Anne : À l’époque, c’était d’une importance capitale pour les entreprises de mettre de l’avant leur régime à prestations déterminées (PD). Aujourd’hui, comme tu dis, les gens ne choisissent plus un emploi seulement pour les avantages sociaux, le régime de retraite, ou même un bon salaire. Ils veulent aussi plus de vacances, de temps pour eux…

Ghiwa : Les employeurs vont devoir innover dans leur offre d’avantages sociaux, par exemple en permettant à leurs salariés d’acheter des vacances avec leur épargne-retraite, ou encore de réduire leur couverture dentaire et verser l’argent économisé ailleurs. On tend de plus en plus vers la flexibilité et la notion de mieux-être global des employés.

« Il faut arrêter de penser que les gens vont dépenser tout leur argent si on ne les en empêche pas. »

Jo-Anne Jodoin

Toute sa vie, Jo-Anne a considéré que l’argent qu’elle épargnait pour la retraite ne devrait être utilisé qu’à la retraite. Issue d’une autre génération, Ghiwa n’adopte pas tout à fait la même philosophie.

Jo-Anne : En tant qu’industrie, on doit réfléchir autrement. On sait que 42 % des gens pigent dans leurs fonds de retraite en effectuant continuellement des dépôts et des retraits, ce qui les pénalise. Pourquoi ne pas leur donner plus de flexibilité pour qu’ils puissent utiliser leurs fonds quand ils en ont besoin?

Ghiwa : C’est vrai. Les employés veulent employer leurs outils d’épargne-retraite en fonction d’objectifs de vie qui vont au-delà de la retraite, comme les études, les voyages, l’achat d’une maison ou le démarrage d’une entreprise.

Jo-Anne : Ça, c’est un gros changement d’idéologie par rapport à ma génération. Moi, je n’ai jamais touché à un seul dollar de mes comptes de retraite. Ça ne me serait même jamais venu à l’esprit! Dans ma tête, cet argent-là sert à la retraite.

Ghiwa : Le rôle de l’industrie est de s’assurer que la retraite ne soit pas occultée, et de fixer certaines règles. La flexibilité ne doit pas se faire au détriment des conditions de retraite.

Jo-Anne : Certaines balises doivent être mises en place, mais sans être trop strictes. Les jeunes employés sont habitués à être exposés à une foule d’informations, je pense qu’ils se débrouillent bien dans un contexte où les possibilités sont très ouvertes. L’accompagnement fourni par l’employeur sera toutefois primordial, mais c’est une tendance très marginale pour le moment.

Ghiwa : Quand on parle de flexibilité en matière d’épargne-retraite, on doit considérer la dimension fiscale. La création du CELI a permis de donner plus de possibilités aux épargnants, mais d’autres changements vont être nécessaires.

Jo-Anne : C’est un sujet souvent abordé en ce moment, mais permettre de repousser à 75 ans les prestations du RRQ protégerait les gens contre le plus gros risque auquel ils font face : le risque de longévité. On pourrait aussi permettre aux gens de retirer un montant forfaitaire, disons 5 % de leur actif. Quelqu’un de 65 ans doit parfois emprunter à un taux d’intérêt élevé pour acheter une voiture parce que la législation fait en sorte qu’il n’a pas accès à son épargne. Il faut arrêter de penser que les gens vont tout dépenser leur argent si on ne les en empêche pas.

Ghiwa : On a pu commencer à offrir des prestations variables dans les régimes CD grâce à des modifications législatives. On aimerait aussi permettre aux participants d’acheter des rentes au fur et à mesure de l’accumulation de patrimoine. L’effort des parties prenantes de l’industrie est important, mais il faut également mettre de la pression sur les gouvernements. À l’heure actuelle, c’est difficile pour les fournisseurs de développer de nouveaux produits de décaissement en raison de la législation.

Jo-Anne : Offrir des prestations variables à même un régime CD, pour un employeur « paternaliste », c’est extraordinaire. En ce moment, on aide les participants à mettre de l’argent de côté pendant 20 ans, mais après ils sortent du régime et paient trois fois le prix dans le marché individuel. C’est complètement aberrant. Tout l’effort qu’on a mis depuis le début est détruit en quelque sorte.

« On est dans une très belle époque. Il y a beaucoup de place pour la créativité et l’innovation. »

– Ghiwa Nakhlé

Optimistes et réalistes à la fois, Jo-Anne et Ghiwa n’ont aucun mal à discuter des bons et des moins bons coups de leur industrie. Après tout, l’important est d’apprendre de ses erreurs.

Ghiwa : Le gros problème, à mon avis, c’est que le transfert de responsabilité qu’a entraîné le passage des régimes PD vers les régimes CD ne s’est pas accompagné d’un transfert de connaissances. Les individus doivent maintenant assumer beaucoup de risques, et la plupart ne sont probablement pas équipés pour y faire face. Avec les régimes CD, on a ajouté une grosse source de stress dans la vie des participants.

Jo-Anne : Ça fait 10 ou 15 ans que je dis qu’on va foncer dans un mur si on ne réussit pas à mieux préparer les employés. Le gouvernement l’a un peu compris en bonifiant le RRQ et le RPC. On le sait, les régimes PD n’ont pas toujours bien fonctionné, et pourtant ils étaient gérés par des professionnels. Maintenant on met cette responsabilité-là sur les épaules de monsieur et madame Tout-le-Monde. La marge est énorme! On va devoir trouver un meilleur équilibre.

Ghiwa : L’industrie se doit d’offrir une éducation plus personnalisée aux participants. La technologie va nous aider en rendant les outils plus accessibles, mais l’accompagnement humain sera primordial si on ne veut pas se retrouver en pleine crise de la retraite dans quelques années. D’un autre côté, la majorité des participants ne sont pas vraiment intéressés par la gestion de leur régime. La voie à privilégier réside peut-être dans davantage d’automatisation.

Jo-Anne : L’adhésion automatique et l’augmentation graduelle des taux de cotisation au fil des ans sont essentielles. On le sait que c’est grâce aux cotisations que l’on atteint notre but, pas grâce aux rendements. La priorité, ça devrait être de faire adhérer les employés le plus rapidement possible au régime et de s’assurer qu’ils cotisent au maximum de leur capacité. L’éducation suivra. On a peut-être fait les choses à l’envers.

Ghiwa : Une proportion importante des Y ne sont même pas près de commencer à épargner pour la retraite. Je demeure quand même optimiste. Et compte sur le fait qu’ils n’envisagent pas la retraite comme les générations précédentes. Ils investissent dans des projets, des entreprises, des biens immobiliers. Ils ne sont peut-être pas prêts du point de vue de l’épargne en tant que telle, mais je pense qu’ils vont trouver le moyen de se préparer différemment.

Jo-Anne serait-elle une millenial qui s’ignore? En tout cas, elle a n’a pas hésité à changer d’entreprise et de secteur à quelques reprises au cours de sa carrière. Ce n’est peut-être pas pour rien si elle s’entend si bien avec Ghiwa…

Jo-Anne : J’ai commencé ma carrière en consultation en assurance collective chez Watson Wyatt [aujourd’hui Willis Towers Watson]. J’ai ensuite été du côté promoteur chez Bell, surtout en assurance collective, et je suis maintenant dans le domaine de la retraite chez Desjardins depuis 10 ans. Quand j’étudiais au bac en ressources humaines, je n’avais pas du tout l’intention de travailler dans le domaine de la retraite et des avantages sociaux, mais je me considère très chanceuse d’avoir saisi cette occasion-là. Pour moi, c’est plus concret que les aspects plus soft des ressources humaines.

Ghiwa : Moi, comme tous les étudiants en actuariat, je ne savais pas trop ce que ça faisait un actuaire! J’ai eu ma première expérience dans le secteur chez Mercer en consultation pour les régimes PD. Ce n’est pas ce que je préférais faire. J’ai pris une pause et je suis allée travailler deux ans dans le milieu culturel. Avec mon MBA en main, j’ai décidé de laisser une autre chance au monde de l’entreprise. Je suis retournée chez Mercer, mais en investissement. À mon poste actuel chez Desjardins, j’ai trouvé le meilleur des deux mondes. C’est un rôle moins spécialisé, mais davantage axé sur la réflexion et l’innovation.

Jo-Anne : Au début de ma carrière, on n’avait pas autant besoin d’être innovateur. Notre industrie est un gros bateau, c’est motivant de voir qu’on est capable de le faire bouger.

Ghiwa : Je pense qu’on est dans une très belle époque pour travailler dans ce domaine-là. Il y a beaucoup de place pour la créativité et l’innovation. On doit demeurer à l’affût de ce qui se passe dans plein de domaines, pas seulement en matière de législation sur les régimes de retraite.

Jo-Anne : À mes débuts, on me demandait toujours c’était quoi mon plan de carrière pour les cinq prochaines années, et je ne savais jamais quoi répondre! En général, les gens restaient chez le même employeur. Je suis l’une des rares de ma génération à avoir travaillé non seulement dans trois entreprises différentes, mais dans trois secteurs différents de l’industrie.

Ghiwa : Je suis vraiment bien dans mon poste actuel pour le moment, mais en tant que bonne millenial, je ne sais pas si je passerai toute ma carrière dans l’industrie. Je ne pourrais même pas dire ce que je ferai dans les cinq prochaines années!

Qu’est-ce qui fera la une d’Avantages dans 30 ans?

Jo-Anne : Le grand titre sera : « Retraité, l’exception ». Parce que dans 30 ans, le concept de retraite va peut-être avoir complètement disparu.

Ghiwa : Les gens vont travailler au-delà de 70 ans, une année sur deux. Peut-être aussi que les gens ne seront tellement pas préparés pour leurs vieux jours qu’on n’aura pas le choix de revenir aux régimes PD!


• Ce texte a été publié dans l’édition de novembre 2019 du magazine d’Avantages.
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