À l’aube d’une quatrième révolution industrielle, certains commencent déjà à craindre les conséquences pour la ­main-d’œuvre de l’essor de l’intelligence artificielle dans les milieux de travail. Quels pourraient en être les effets sur les régimes de retraite?

Ce n’est pas la première fois qu’on pose ce genre de question. « ­Pensons à l’arrivée des ordinateurs dans les entreprises, suggère ­Denis ­Latulippe, professeur titulaire et directeur de l’École d’actuariat de l’Université ­Laval. Certains travailleurs sont devenus obsolètes, car ils n’avaient pas les compétences nécessaires [pour les utiliser]. Le gouvernement a mis sur pied un programme pour aider ces travailleurs âgés ne pouvant pas trouver un autre emploi. Par la suite, on l’a fermé car le problème avait été réglé. »

Il faut aussi se rappeler que le marché du travail évolue en fonction de l’implantation des technologies. « ­Si on pense au secteur des finances, avant les ordinateurs, tous les calculs se faisaient manuellement sur calculatrice, ajoute M. Latulippe. Cela n’empêche pas qu’il y a aujourd’hui plus d’actuaires qu’avant. Le travail de ces derniers est par ailleurs plus sophistiqué qu’avant et les entreprises ne cherchent plus les mêmes compétences. Ce qu’ils feront dans l’avenir sera bien évidemment différent de leurs activités d’aujourd’hui. »

Dans un contexte de vieillissement de la population, une croissance de la productivité des entreprises fait souffler un certain vent d’optimisme. Mais il sera utile de se pencher sur les inégalités dans la société qui pourraient s’accroître, notamment sur le plan de la retraite.

« ­Dans l’économie de demain, je ne sais pas si les entreprises pourront offrir un emploi sur 35 ans, poursuit ­Denis ­Latulippe. Si on est dans un contexte de ­start-up, où ça bouge, où il y a des rachats, etc., et que l’on pense au modèle traditionnel de rente de retraite établie selon le nombre d’années de cotisation, je ne suis pas certain qu’il tiendra la route, du moins en ce qui concerne la composante employeur. On en arrive à une certaine polarisation entre le rôle de l’État et celui des individus, et il se peut que l’évolution de l’économie ne fasse que la creuser. »

Écart des pensions

À l’automne 2017, la firme de consultation ­Hymans a émis l’hypothèse qu’au ­Royaume-Uni, l’arrivée des robots dans les milieux de travail pourrait engendrer un écart global dans les revenus à la retraite de quelque 2,3 billions de livres sterling d’ici 2030, soit 3,9 billions de dollars canadiens au taux de change en vigueur au 1er août dernier. À titre indicatif, ce chiffre, qui mesure l’écart entre l’épargne et le montant nécessaire pour remplacer au moins deux tiers des revenus avant la retraite, était estimé à 328 milliards de livres l’année dernière.

Alors que l’intelligence artificielle devrait avoir une incidence positive sur la productivité – jusqu’à 10 % selon certaines prévisions britanniques –, ­Calum ­Cooper, associé chez ­Hymans, estime qu’on pourrait envisager une situation où les régimes de retraite gouvernementaux tels qu’on les connaît aujourd’hui seraient abolis et remplacés par une autre forme de redistribution de la richesse. On pourrait alors considérer une sorte de revenu universel, sans égard à l’âge, ce qui rendrait inutile toute discussion sur l’âge de la retraite. « ­Il semble qu’on est en train de débattre des petits détails plutôt que des événements à long terme qui changeront la donne, ainsi que des politiques publiques nécessaires pour y faire face », écrit M. Cooper.

Un autre mémoire de la ­Brookings ­Institution aux ­États-Unis, publié en avril dernier, est arrivé à une conclusion similaire. Il suggère d’implanter une rente de base pour tous et financée par le régime général d’imposition. Ensuite, on préconise la création d’un programme public à cotisation déterminée ouvert à tous, et ce, sans égard au statut d’emploi. « L’assurance sociale devrait encourager l’­épargne-retraite tout en offrant un mécanisme pour aider les pans les plus vulnérables de la population, ­affirme-t-on. Les régimes gouvernementaux demeureront nécessaires afin d’assurer que les travailleurs ne se retrouvent pas seuls face aux catastrophes. Mais il faut des changements importants pour ne pas mettre les gouvernements en faillite ni imposer un fardeau insupportable aux contribuables. »

­REVENU ­UNIVERSEL

Depuis une trentaine d’années, ­Denis ­Latulippe s’intéresse à l’idée d’offrir un revenu universel à l’ensemble de la population. Il note qu’il existe une contradiction quant à son application. « ­Si le régime était trop généreux, il y aurait un impact sur l’offre de travail, ­explique-t-il. Un revenu garanti va dissuader certaines personnes de travailler. » ­Aujourd’hui, avec les écarts qui se creusent entre différents groupes de la société, il reconnaît que le besoin serait ­peut-être plus criant qu’avant d’assurer le niveau de vie de certains. C’est par ailleurs le rôle des prestations de ­Sécurité de la vieillesse chez les personnes âgées de plus de 65ans ou encore les prestations familiales. « ­On peut assurer un revenu minimum à tout le monde dans certaines circonstances. Si tu as un salaire de misère et une famille, on va t’aider, affirme ­Denis ­Latulippe. Mais on pourrait remettre en cause le besoin d’assurer les revenus d’un jeune universitaire, par exemple, si un revenu universel permettait de retarder son entrée sur le marché du travail de plusieurs années. Plus longtemps on est sorti du marché, plus difficile il est d’y rentrer. »

La retraite au ­Québec

Une récente étude de ­RBC ­Groupe financier a observé que l’automatisation touchera au moins la moitié des emplois au ­Canada dans la prochaine décennie. Mais force est de constater que le modèle de retraite au pays semble comporter déjà certaines des idées susmentionnées pour atténuer les conséquences de cette nouvelle réalité, grâce notamment aux trois piliers : pension de la ­Sécurité de vieillesse (PSV)/Supplément de revenu garanti (SRG) ; ­Régime de pensions du ­Canada (RPC)/Régime de rentes du ­Québec (RRQ) ; régimes de retraite en entreprise et ­épargne-retraite personnelle.

« ­La ­PSV et le ­SRG sont déjà des programmes sociaux liés à la capacité économique du pays de soutenir ses citoyens et qui prennent la relève d’autres sources de revenus au moment d’arriver à la retraite, souligne F. Hubert ­Tremblay, conseiller principal du domaine ­Avoirs chez ­Mercer. Il existe ici un mécanisme d’ajustement selon les revenus, et les programmes vont probablement demeurer en place. Si l’économie est plus riche [grâce à l’intelligence artificielle], on pourrait éventuellement voir une redistribution de cette richesse grâce à des programme sociaux plus généreux. »

Quant au ­RRQ, les récents changements et la mise en place d’un régime supplémentaire viennent en quelque sorte « atténuer le risque relatif aux variations inattendues de la croissance des gains de travail », note ­Retraite ­Québec dans son rapport actuariel de novembre dernier. « ­Dans le nouveau volet du ­RRQ, il y a théoriquement un meilleur appariement entre les cotisations et les prestations », rappelle M. Tremblay. On peut imaginer que dans le ­RRQ actuel, une chute du nombre de travailleurs aurait des implications importantes, car il y aurait moins de cotisants pour payer les prestations et l’argent en réserve pourrait rapidement s’épuiser. « ­Dans le nouveau volet, moins de travailleurs égale toujours moins de cotisations. Mais le modèle de cotiser en avance pour financer ses propres rentes implique qu’il serait moins soumis à une crise de l’emploi », ­dit-il.

F. Hubert ­Tremblay met toujours en garde contre l’idée de combiner les deux volets, qui sont censés opérer de manière distincte. « ­Ce n’est pas supposé fonctionner comme cela et ce serait dangereux de laisser entendre qu’un des volets pourrait servir pour diminuer les risques de l’autre. »

Et les régimes privés?

Les conséquences de l’arrivée des robots seront bien entendu différentes selon le secteur d’activité (voir encadré), mais on peut supposer qu’ils feront leur place dans tous les domaines. Dans certaines industries, l’automatisation pourra remplacer beaucoup d’employés et il y aura donc un mouvement du personnel selon leurs compétences et besoins en formation.

« ­Tant qu’il y aura des emplois, il y aura des régimes de retraite, croit F. Hubert ­Tremblay. Je vois mal les gens se fier uniquement aux programmes sociaux de base. S’ils veulent maintenir leur niveau de vie et l’ajuster à leur réalité personnelle, il y aura toujours une place pour des régimes de retraite personnels. Et, du moins dans un avenir rapproché, ­ceux-ci seront liés au fait d’avoir un travail rémunéré. »

Ce qui ne veut pas dire que la montée des machines soit sans effets pour les régimes d’employeur. Mathieu ­Vézina, directeur chez ­Eckler, note que d’un côté, l’impact pourrait s’avérer positif. « ­Si les entreprises automatisaient une partie de la production pour augmenter la productivité, on pourrait ­peut-être s’attendre à des rendements additionnels pour les titres détenus dans les portefeuilles des régimes de retraite », ­suggère-t-il.

De l’autre côté, la baisse de l’emploi pourrait avoir des conséquences importantes, notamment dans le cas de régimes ­PD matures. « ­Une ­main-d’œuvre plus petite aurait une incidence sur les cotisations et la volatilité des déficits existants, explique M. Vézina. Si on se retrouvait avec un grand passif mais peu d’actif et une masse salariale plus petite, ça deviendrait un enjeu pour le financement du régime. Si les emplois dans une entreprise changeaient de façon importante, sans être remplacés par des postes plus à jour, par exemple, cela ­mettrait-il de la pression sur les cotisations de l’employeur au régime de retraite ? »

Toutefois, on peut aussi supposer que les technologies rendront certaines tâches moins exigeantes physiquement, ce qui permettrait aux gens de demeurer plus longtemps au travail. « ­Les technologies risquent d’avoir un impact sur l’espérance de vie, ajoute ­Mathieu ­Vézina. C’est certes à prendre en considération dans la planification de la retraite. »

Plus ça change…

En guise de conclusion, ­Denis ­Latulippe note que ce n’est pas tout le monde qui perdra son emploi, mais qu’il existe une « zone de vulnérabilité », notamment les personnes à faible revenu, qui seraient par ailleurs les plus susceptibles d’être touchées. « ­Si les gains de productivité créés grâce à l’automatisation chez ceux qui peuvent l’adopter creusent encore plus l’écart entre les nantis et les démunis, cela posera de grands défis. Il va falloir examiner comment régler la situation, ce qui pourrait nous amener à revoir la fiscalité », dit M. Latulippe, en ajoutant qu’il demeure optimiste quant à la capacité de la société de trouver la réponse. Tout comme F. Hubert ­Tremblay. « ­Dans un environnement où il n’y a plus de travail, il n’y a plus de retraite, donc l’âge de retraite n’existe plus. Mais tant le travail que la retraite sont des notions qui ont évolué dans le temps, ­dit-il. Il faut rester positif : l’être humain a une capacité d’adaptation incroyable qu’on continuera d’utiliser. »

SOULÈVEMENT ­DES ­MACHINES ?

  • D’ici 10 à 20 ans, au moins la moitié des emplois au ­Canada nécessiteront des compétences très différentes de celles d’aujourd’hui.
  • Plus de 25 % des postes sont à risque de disparaître d’ici 2030à cause des nouvelles technologies.
  • Ceux-ci incluent les pêcheurs, boulangers, peintres, camionneurs et ouvriers.
  • Parmi les moins exposés au risque, on compte les infirmières, enseignants et gérants dans le commerce de détail.
  • Au ­Québec, 36 % des métiers courent un faible risque d’être bouleversés par l’automatisation. Le risque d’être touché est élevé (une probabilité de 70à 100 %) dans le cas de 42 % des professions.

Sources : RBC, Brookfield Institute for ­Innovation + Entrepreneurship