Nombre de portefeuilles de titres à revenu fixe se sont ajustés aux anticipations d’une hausse des taux d’intérêt maintes fois annoncée, mais toujours attendue. Risque accru en perspectives, déjà que ces gestionnaires en prennent présentement plus qu’il n’en faut, faiblesse des taux oblige.

Dans l’industrie, on retient généralement que plus un portefeuille de titres à revenu fixe est à long terme et de qualité gouvernementale, afin de protéger le passif, plus il est sensible à une hausse des taux. Ainsi, dans l’attente de cette remontée qui ne vient toujours pas, certains gestionnaires préfèrent s’en tenir au statu quo, demeurant exposés au risque de volatilité. D’autres croyant à l’imminence d’une remontée tentent de s’immuniser. « Pour être moins sensible au taux d’intérêt, on va réduire la durée. Mais il ne faut pas le faire à n’importe quel prix et atténuer encore davantage son rendement », résume Christian Robert, responsable des solutions d’investissement à Addenda Capital. On peut aussi recourir à des dérivés et réduire la durée par superpositions, mais là encore, cela ne se fait pas sans coût.

Mathieu Provost, conseiller principal chez Mercer, acquiesce. « Tout est dans la gestion du risque à court terme des taux d’intérêt. De façon tactique, les gestionnaires sont portés à réduire la durée pour se positionner en fonction d’une hausse des taux d’intérêt. Ils troquent leur sensibilité à une remontée des taux pour une exposition accrue au risque. »

Incursion dans l’univers du risque
Déjà que la faiblesse persistante du loyer de l’argent n’est pas sans alimenter une incursion dans l’univers des titres à revenu fixe plus à risque afin d’optimiser le rendement. Des gestionnaires vont délaisser les obligations du gouvernement fédéral pour magasiner davantage du côté des obligations provinciales, d’entreprises, voire des hypothèques commerciales, des dettes privées ou encore des fonds alternatifs faisant miroiter rendement absolu et absence de durée théorique.

Mathieu Provost ajoute à cette liste le recours à des solutions ou produits structurés comportant parfois un risque plus ou moins tangible ou compris. Autrement, « des gestionnaires vont vouloir bonifier, soit battre l’indice de référence soit rechercher du rendement additionnel, en s’en remettant à des stratégies de crédit, d’actif réel ou de marchés émergents. Ou encore faire des arbitrages avec des titres plus à risque, moins liquides ou ajoutant une variable de taux de change. Sans oublier les frais de gestion parfois plus élevés. » Pour le spécialiste du cabinet Mercer, la faiblesse des taux d’intérêt incite les gestionnaires à rechercher de telles occasions, sans se surexposer à un marché des actions qu’il estime déjà dispendieux et en ne voulant pas s’exposer davantage à un marché obligataire devenu très dispendieux.

Au passif, on observe de plus en plus de transferts d’éléments par une opération de souscription de rentes, l’assureur prenant le risque de volatilité.
Les gestionnaires consultés retiennent qu’à l’intérieur du portefeuille de titres à revenu fixe, on va faire moins d’indiciel et plus de gestion active, en élargissant l’univers de placement. Rappelons que le taux d’intérêt moyen mesuré dans l’indice obligataire de référence canadien est de l’ordre de grandeur des frais de gestion. Donc peu d’enrichissement en perspectives.

En grand nombre, on va recourir au levier selon les stratégies d’investissement guidé par le passif. Car la sensibilité du portefeuille à la faiblesse des taux est notoire. Pour une hausse en points de base donnée, le temps de récupération de la perte sera entre deux et trois fois plus grand selon que l’augmentation s’applique sur un taux de rendement de 2 % plutôt que de 5 ou 7 %.

Benoit Durocher va plus loin. Pour un taux de rendement de 2,2 % et une durée de sept ans, il faut une hausse d’une trentaine de points de base pour effacer le rendement courant. Le vice-président directeur et chef stratège économique à Addenda Capital revient à cette réalité composant le quotidien de gestionnaires de titres à revenu fixe. L’échéance de 30 ans donne un taux de rendement inférieur à 2 % à l’échéance. « Il est difficile de se réconcilier avec l’idée qu’on va geler son capital pendant 30 ans à un taux qui n’apporte aucun enrichissement une fois l’inflation prise en compte. » On assiste à la même problématique avec l’échéance de dix ans, qui offre un taux réel nul alors qu’à plus court terme, les taux négatifs prévalent, ce qui équivaut à payer une prime d’assurance. « Le coussin que le taux de coupon peut donner est très faible », résume Christian Robert.

Certes la volatilité peut générer des rendements ponctuels plus élevés d’une année à l’autre, mais alors, « tu ne fais qu’emprunter sur des rendements futurs. Les modèles démontrent que sur le long terme, la performance annuelle converge vers le taux de rendement à l’échéance », souligne Benoit Durocher. Et même si l’on joue sur la courbe de rendement, il y a peu ou pas de marge de manœuvre dans l’intervalle des 10-30 ans et dans celui des moins de cinq ans. « Il n’existe qu’un petit jeu entre les échéances de cinq et de dix ans », ajoute-t-il.

Jean-Pierre Aubry, économiste et Fellow associé au CIRANO, souligne également cette convergence vers le rendement à l’échéance. Il ajoute qu’« une baisse des taux d’intérêt signifie également que les taux nominaux diminuent. Et qu’en s’en remettant à des solutions alternatives, on risque de payer davantage que la valeur réelle, abaissant d’autant le rendement potentiel. On n’en sort pas. »

Éternel arbitrage actif-passif
La dialectique actif-passif s’en trouve exacerbée. Pourtant, une remontée des taux ne serait-elle pas souhaitable ? Règle générale, les taux faibles vont sous-estimer les besoins d’appariement et réduire l’espérance de revenu, ce qui ramène la réflexion à deux grandes questions : D’où viennent les flux (sont-ils de qualité et prévisible) ? Et à quel taux les actualiser ? Ce qui, effectivement, milite en faveur d’une hausse graduelle des taux.

En bout de piste, la nature du passif va déterminer tout le reste. Mathieu Provost rappelle qu’en présence d’une problématique d’appariement, il est préconisé que le revenu fixe serve à gérer le passif. La quête du rendement supplémentaire est confiée à la partie croissance du portefeuille. Ce faisant, selon l’approche de solvabilité, une hausse des taux d’intérêt serait bien accueillie chez les régimes à prestations déterminées (PD), insiste-t-il.

Claude Lamoureux, ex-président de Teachers et aujourd’hui « retraité actif », abonde dans le même sens : « Si les taux montent et que l’appariement est parfait, la valeur du passif devrait réduire dans la même proportion que les obligations. Mais puisque généralement la durée du passif est plus longue, sa valeur devrait réduire plus que les obligations. »

« Maintenir l’appariement est la façon de réduire les risques de placement », ajoute-t-il. Pour les régimes qui ne sont pas capitalisés à 100 % ou pour ceux dont l’appariement n’est pas une préoccupation, « le risque majeur n’en est pas un de placement, mais de démographie ».

Il y a donc un large consensus parmi les gestionnaires de fonds de régimes de retraite consultés et chez les assureurs. Une hausse des taux est souhaitable même si un choc transitoire est pressenti. L’on espère que cette transition sera plutôt douce et étalée dans le temps que rapide et soudaine. Et qu’on saura éviter un scénario où les taux à court terme deviennent plus élevés que les anciens taux à long terme, confie l’un d’eux, sous le couvert de l’anonymat. Plus que jamais la rigueur sera de mise chez les gestionnaires de portefeuille, ose-t-on recommander.

Taux d’intérêt : encore l’obscurité
L’horizon demeure cependant obscur. « Il est désolant de voir que l’économie réelle ne parvient pas à générer des rendements réels », déplore Jean-Pierre Aubry. L’économiste ramène cette drôle de dynamique à une conjoncture subissant encore les effets de l’assouplissement monétaire quantitatif des banques centrales. « Il existe un surplus de liquidités présentement », un surplus appeler à persister sous l’abondance de l’épargne mondiale.

À plus long terme, la position de la Banque du Canada anticipant un taux d’intérêt réel, dit neutre, plus bas dans l’avenir, reste dominante. « Le vieillissement, voire le faible taux de croissance de la population, devient synonyme de croissance plus faible, ce qui est cohérent avec des taux plus faibles. » Benoit Durocher d’ajouter : « Il est difficile d’ignorer ces tendances. Le potentiel de croissance économique à plus long terme a changé alors que dans l’immédiat, en période de répression monétaire, les banques centrales empêchent les taux de monter. »