Stan* travaillait depuis longtemps dans une grande usine de fabrication de produits techniques, où il occupait un poste critique sur le plan de la sécurité. Après avoir subi une intervention chirurgicale au genou à la suite d’un accident de travail, Stan a reçu une ordonnance d’opioïde pour soulager sa douleur postopératoire. Il s’est rendu compte qu’en plus de soulager sa douleur au genou, ce médicament l’aidait à composer avec un état de stress post-traumatique (ESTP) qui persistait depuis son expérience de travail dans la réserve militaire. Bien après que sa douleur au genou eut disparu, Stan a réclamé un renouvellement de son ordonnance à son médecin traitant, qui le lui a refusé. Stan a alors cherché un autre médecin, qui a aussi refusé au bout d’un certain temps de continuer à lui prescrire le médicament. Comme Stan ne parvenait pas à trouver un troisième médecin qui acceptait de lui rédiger une ordonnance, il s’est tourné vers le marché noir.

Stan était toxicomane bien avant que sa dépendance lui ait causé des problèmes au travail. Avec le temps, il était devenu irritable et s’était absenté si souvent du travail qu’il risquait des mesures disciplinaires ou le congédiement.

Un jour, Stan a touché le fond du baril. Il a alors appelé au travail pour confier ses idées suicidaires et demander de l’aide. Son employeur est parvenu à l’inscrire à un programme spécial au centre de santé Homewood, où Stan a subi une désintoxication sous supervision médicale pour se sevrer du médicament en cause et a entrepris simultanément une thérapie pour surmonter sa toxicomanie et son ESPT sous-jacent. Stan a cessé de travailler pendant plusieurs mois, au cours desquels il a reçu des indemnités pour invalidité de courte durée. Il a repris le travail à la fin de son traitement.

Que serait-il advenu de Stan s’il n’avait pas avoué son état et demandé de l’aide? Et s’il y avait eu en place un « système d’alarme » qui aurait permis de découvrir sa dépendance?

Crise d’utilisation abusive

Le Canada est le deuxième plus important consommateur d’opioïdes d’ordonnance par personne au monde, après les États-Unis, selon l’Organe international de contrôle des stupéfiants[1]. D’autres études indiquent que la consommation d’opioïdes d’ordonnance à des fins non médicales est aujourd’hui la quatrième forme la plus répandue de toxicomanie au Canada, après l’alcoolisme, le tabagisme et le cannabisme. Un rapport du Centre canadien de lutte contre les toxicomanies constate d’ailleurs que cette quatrième position s’explique en partie par l’augmentation de 203 % de la consommation d’opioïdes d’ordonnance de 2000 à 2010.

Les surdoses mortelles de médicaments et de drogues constituent la troisième cause de mort accidentelle en Ontario, et une proportion significative de ces décès est causée par des opioïdes. En Colombie-Britannique, 256 décès ont été causés par une surdose d’opioïdes en 2013. Au Québec, entre 2000 et 2009, les décès par intoxication aux opioïdes ont connu une augmentation annuelle de 9,4 % chez les hommes et de 10,2 % chez les femmes, et cette augmentation est encore plus alarmante chez la population âgée de 50 à 64 ans, soit 20,9 % chez les hommes et 13,7 % chez les femmes[2].

Soucis au travail

Comme chez Stan, la consommation des opioïdes peut entraîner des conséquences néfastes sur le plan du travail. Une récente enquête américaine a permis d’estimer à plus de 50 milliards de dollars le coût annuel de la consommation d’opioïdes d’ordonnance à des fins non médicales, un montant attribuable à la perte de productivité dans une proportion de 61 %.

D’ailleurs, les coûts sont importants. Une étude d’Alan G. White et coll., publié dans les Journal of Managed Care Pharmacy, a établi que les dépenses liées aux soins de santé sont huit fois plus élevées pour les patients faisant un usage abusif d’opioïdes que pour les autres. Une autre étude menée par WellPoint Inc., une compagnie d’assurance américaine, a conclu que la compagnie devait verser 41 $ en réclamations pour frais médicaux aux participants soupçonnés d’usage abusif pour chaque dollar qu’elle leur remboursait en ordonnances de narcotiques.

Parce que les opioïdes sont prescrits par des médecins, on croit souvent à tort qu’ils sont sans danger. Bien que ces médicaments aient des vertus thérapeutiques, ils se prêtent fortement à un usage abusif en raison de leurs propriétés psychoactives et du risque de dépendance psychologique et physique qu’ils comportent.

Les employeurs n’envisagent souvent pas la possibilité que leurs employés puissent utiliser des narcotiques à mauvais escient ou en être dépendants. La toxicomanie peut débuter de manière tout à fait innocente, avec une simple ordonnance délivrée en bonne et due forme par un médecin pour soulager une douleur causée par une blessure ou une chirurgie. Or, un cercle vicieux peut bien vite s’installer et entraîner le patient dans la spirale de la dépendance. Selon Ann Malain, psychologue et première vice-présidente, Santé des employés et Soutien organisationnel, chez Homewood Solutions humaines, n’importe qui peut devenir dépendant des opioïdes, bien qu’un problème de santé mentale sous-jacent ou que des antécédents familiaux de toxicomanie rendent certaines personnes plus vulnérables à cette dépendance. Au début, l’employé toxicomane n’en présente pas nécessairement de signes visibles pour son entourage. « Un employé peut être dépendant depuis longtemps lorsque son comportement au travail met la puce à l’oreille de son employeur », explique Mme Malain.

En mars 2013, en réponse à la situation critique du mésusage des opioïdes et autres médicaments d’ordonnance, le Conseil consultatif national sur l’abus de médicaments sur ordonnance a lancé S’abstenir de faire du mal : Répondre à la crise liée aux médicaments d’ordonnance au Canada. Il s’agit d’un plan décennal qui vise à gérer la délivrance des médicaments d’ordonnance qui, quoique légaux, comportent un risque élevé d’usage abusif et de mésusage, tout en veillant à ce que les personnes ayant légitimement besoin de tels médicaments y aient accès.

Les compagnies d’assurance et les gestionnaires de régimes d’assurance-médicaments disposent d’un vaste éventail d’outils et de programmes pour surveiller l’usage des médicaments d’ordonnance et repérer les éventuels cas d’usage abusif, d’usage frauduleux ou de mésusage. « En matière de gestion de la consommation d’opioïdes, notre priorité est d’assurer la sécurité des participants de notre régime et l’usage approprié des médicaments, et non la diminution des coûts », explique Jean-Michel Lavoie, directeur des Garanties de remboursement de frais de médicaments à la Financière Sun Life.

Un outil innovateur

La plupart des programmes permettent de consigner la délivrance de narcotiques en dollars ou en comprimés. Ces deux méthodes peuvent se révéler inefficaces puisqu’il peut y avoir de grands écarts dans le prix ou même dans la puissance des narcotiques.

En qualité de gestionnaire de régimes d’assurance-médicaments, TELUS Santé propose une approche novatrice de la gestion globale de la consommation de narcotiques dans les régimes privés d’assurance-médicaments, qui s’appuie sur les doses en équivalent de morphine (DEM).

Les DEM sont une série de calculs qui permettent de convertir la dose des divers analgésiques narcotiques en dose équivalente de morphine. À l’origine, ces calculs ont été mis au point pour établir la dose des narcotiques en cas de substitution. Aujourd’hui, les DEM permettent également de standardiser, à des fins de surveillance et d’utilisation, l’expression des doses de narcotiques en les convertissant en l’équivalent de la dose d’un seul analgésique – la morphine (tableau 1). Simon Lee, chef des services pharmaceutiques chez TELUS Santé, vulgarise le concept avec l’analogie suivante : « Tout comme la valeur de la plupart des monnaies est exprimée en dollars américains pour simplifier le change, les DEM désignent les doses de narcotiques qui équivalent à 30 mg de morphine, ce qui permet de comparer plus précisément les doses des différents narcotiques entre elles. » Les DEM peuvent également servir de « premier signal d’alarme » afin de repérer les membres d’un régime qui pourraient être en train de glisser sur la dangereuse pente de la dépendance, avant que leurs comportements n’aient des conséquences fâcheuses dans leur milieu de travail.

Tableau 1

Dose de divers opioïdes équivalant à 30 mg de morphine (dose en équivalent de morphine [DEM])[3]

Morphine

30 mg

Codéine

200 mg

Oxycodone

20 mg

Hydromorphone

6 mg

Mépéridine

300 mg

Parmi les solutions qu’elle propose, TELUS Santé offre déjà un service de revue de l’utilisation des médicaments de premier niveau, au point de vente. La revue de l’utilisation des médicaments est effectuée en temps réel lors de l’exécution d’une ordonnance pour un participant du régime, auprès de toutes les pharmacies où le participant a utilisé sa carte de médicaments. Chacun des médicaments prescrits à un patient fait l’objet d’une série de vérifications en fonction de son historique de demandes de règlement au cours des 100 derniers jours. Ces vérifications ont pour but d’éviter à un patient toute consommation inappropriée de médicaments.

Grâce au nouveau système fondé sur les équivalents de morphine, les assureurs ont la possibilité de surveiller plus étroitement les usages abusifs de médicaments, quel que soit le nombre de médecins qui prescrivent des médicaments à un participant ou le nombre de pharmacies où ce dernier fait exécuter des ordonnances. Les DEM offrent aux assureurs la possibilité d’opter pour une gestion de deuxième ou de troisième niveau. Avec la gestion de deuxième niveau, il est possible de fixer une limite en DEM au point de vente, un système qui reflète mieux la réalité clinique de l’usage du médicament qu’une limite en dollars ou en nombre de comprimés. Avec la gestion de troisième niveau, les assureurs peuvent se servir d’une analyse des DEM effectuée après la demande de règlement ainsi que d’autres éléments du rapport de cas pour repérer et prendre en charge les participants exposés à un risque élevé. Ce niveau de gestion contribue également à diminuer le risque de surdose et d’usage de narcotiques à mauvais escient.

Outre l’analyse des demandes de règlement, Ann Malain recommande également que les supérieurs immédiats suivent une formation afin d’apprendre à reconnaître les signes de dépendance chez leurs employés ainsi qu’à aborder le sujet avec les employés soupçonnés de toxicomanie et à leur offrir de l’aide.

Pour parvenir à surmonter la crise de consommation abusive de médicaments d’ordonnance que connaît actuellement le Canada, toutes les parties prenantes devront unir leurs efforts. Pour les assureurs privés, les DEM constituent un outil novateur de surveillance des médicaments d’ordonnance qui peut servir de premier signal d’alarme. Le cas de Stan n’est qu’un exemple parmi tant d’autres : nombreux sont les employés qui sont aussi aux prises avec un problème de dépendance. Si un système de surveillance fondé sur les DEM avait été en place, peut-être la dépendance de Stan aurait-elle été découverte plus tôt et son employeur aurait-il pu lui venir en aide avant qu’il ne sombre dans une détresse suicidaire.

* Stan est une personne fictive, mais son histoire s’inspire du cas de plusieurs patients traités au centre de santé Homewood.

Suzanne Lepage est stratège en matière de régimes privés de soins médicaux. Les opinions exprimées dans cette étude représentent le point de vue de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement celui d’Avantages.

[1] http://www.incb.org/incb/fr/narcotic-drugs/Technical_Reports/narcotic_drugs_reports.html.

[2] http://portails.inspq.qc.ca/toxicologieclinique/bit/deces-attribuables-intoxications-opioides-quebec-2000-2009.aspx.